Il faut dire que, dans sa carrière, il a eu peu l'occasion de s'exprimer avec autant de générosité sur un terrain propice à sa créativité.
Ses lunettes de soleil sur le nez, il ne peut s'empêcher de penser à ses camarades de promotion de l'école d'architecture qui se moquaient bien de ses rendus. Même les enseignants d'alors se demandaient comment il avait pu finir ses études et obtenir son diplôme. Il savait sans doute mélanger sa bonhomie, son caractère douceâtre et sa fainéantise en un cocktail d'indifférence qui faisait qu'il était simplement là. On pouvait compter sur lui pour finir une maquette, gratter un calque, accrocher un projet. Ses camarades se servaient certes un peu de lui mais il n'en était pas dupe et il savait qu'il avait ainsi une porte ouverte vers l'année supérieure. Yves Gasteiz n'allait jamais aux conférences, ne participait à aucun "chantier d'idées" et sa philosophie architecturale et son rapport à la sociologie du bâti se résumaient aux volontés du client et à la date du rendu. Il n'était jamais charrette.
Il pourra bien leur dire maintenant à ses camarades que lui aussi construit dans les plus beaux endroits du monde et pas pour faire du logement social.
Alors Yves Gasteiz abîmera un peu ses mocassins en cuir pleine fleur sur les rochers de Lanzarote. Il regagnera le chantier encore frais derrière lui. Avec un sentiment d'autosatisfaction, il regardera les premiers locataires prendre leurs marques dans des lieux qu'il aura dessiné sans énergie, sans idée et même avec un certain cynisme en répondant à l'exact aux désiderata du promoteur monégasque. Mais quoi ?
Il faut bien que quelqu'un fasse ce travail...
Alors pourquoi pas lui.
Dans son agence, il avait pris une jeune stagiaire chinoise, Su-Li. Elle venait à Paris pour voir la Ville-Lumière, trouver les traces des grands architectes modernes. Mais la routine de l'agence ne permit que peu de profiter des connaissances historiques de son jeune patron. Elle grattait toute la journée sur des projets pour Merlin-Plage des plans dont la seule modernité était l'utilisation à outrance des décalcomanies Letraset. Pourtant Leur relation trouva une sorte de compromis. Non pas un amour fou et romantique, mais une sorte de mutualisation des intérêts. Lui trouvait Su-Li charmante et disponible, elle trouvait Yves bien installé et avec, sinon des attraits amoureux, quelque chose de respectable et de jovial.
Lors d'une soirée au Dancing, il lui demanda de l'épouser. Elle lui dit oui.
Mais bien vite Su-Li s'ennuya à Paris et elle ne sait pas bien encore comment, elle réussit à le persuader d'aller s'installer en Chine. Le pays commençait à s'ouvrir et elle pensait que le pragmatisme de son nouvel époux pourrait bien lui être utile. Elle avait en quelque sorte l'énergie nécessaire à l'ambition molle de Yves. Ils quittèrent Paris et l'agence qui resta pourtant ouverte pour des menus travaux d'exécutions rapides et bien faits, seule réputation de l'agence d'ailleurs.
Bien vite les relations de la jeune épouse firent merveilles et Yves Gasteiz fut totalement surpris devant les capacité de Su-li à trouver des marchés, à prendre des rendez-vous et à concrétiser des projets.
Le plus gros contrat fut la réalisation du village asiatique des Jeux.
Sur un terrain immense il fallait bâtir des tours pour loger du personnel, des athlètes. Il dessina en deux petites heures une tour qu'il fit copier à l'envi par deux jeunes arpettes chinois sous l'autorité ferme de Su-Li. On posa les maquettes les unes à côté des autres sans plus de questions. Et à peine huit mois plus tard, la totalité des tours était construites.
Yves Gasteiz n'allait jamais sur le chantier. "Et pour quoi faire ? J'ai toute confiance " disait-il.
A la fin des années 80, il revint en France seul. Il laissait à son épouse chinoise le soin de développer l'agence à Pékin. Il avait prétexté un nouveau chantier en France pour ce retour qu'il savait pourtant définitif. Sa couardise ne lui avait pas permis d'expliquer ce désir de retour à Su-Li.
Il trouva son agence en train de terminer un collège à La Crau.
Il reprit les plans en main et vida le projet de toutes les particularités un rien audacieuses du jeune architecte qui faisait le dessin. Il voulait un collège "vraiment éducation nationale". Le collège fut construit.
Puis vint le projet de Cotonou :
Une tour pour une banque. Il ne fit même pas l'effort d'aller sur place. Ce fut sans doute son dessin le plus audacieux. A vrai dire, il n'y croyait pas. Mais là encore, sa rapidité, son sens des objectifs et surtout sa totale soumission aux désirs des clients permirent la concrétisation de ce projet.
Les stagiaires ne tenaient pas longtemps dans l'agence. Certains partaient sans même que le patron s'en aperçoive. Simplement un matin, ils oubliaient de venir non pas que le travail fusse trop difficile mais simplement parce que l'ennui des projets et le rapport à l'architecte était vraiment sans grande humeur. Pourtant il savait parfois, Yves Gasteiz, piquer une colère. Surtout quand un jeune freluquet osait une fantaisie. Les jeunes de l'agence le surnommaient "la gomme".
La gomme arrive, range ton calque ! La gomme a encore oublié son diplôme ! La gomme va encore inventer une boîte !
On trouva un beau matin, sur la table du patron, un dessin gouaché pour un hôtel à Prague. Ce fut l'étonnement général :
il y avait bien sans doute là, non pas un chef-d'œuvre, mais une amorce, une sensation étrange qui surprit bien le personnel. Sa radicalité formelle, sa dureté et presque sa brutalité donnaient à ce projet d'hôtel une certaine force qui laissait transparaître un possible sursaut.
Mais ce fut la seule et dernière fois.
Yves Gasteiz partit un beau matin de l'agence. Il dit "au revoir" en laissant son trousseau de clefs sur le bureau.
Il paraît qu'il vit seul, au bord d'une plage, dans un cabanon construit de ses mains.
Sans doute la seule vraie belle architecture d'Yves Gasteiz.
Paradoxalement, l'histoire comptée de ce personnage apparemment banal le hisserai au niveau d'un héros d'une nouvelle de Dino Buzzati, sa moustache me laissant un refrain de Pierre Vassiliu " Qui c'est celui-là, il a une drôle de tête ce gars là...♪ ♫ " Bonne année 2013 et bravo pour la continuité de cet excellent blog ! :-)
RépondreSupprimerMerci !
SupprimerEt le pire c'est sans doute que Yves Gasteiz existe vraiment. Enfin je crois.
Merci pour ce beau portrait. J'ai bien peur qu'Yves (le bonhomme est certainement sympathique, il faut le tutoyer) existe au point d'être partout. Car, depuis une bonne trentaine d'années, Yves semble être aussi le plus productif des architectes du monde ! Rien qu'au Havre (ville que j'aime), on a Perret, Niemeyer, mais après il y a surtout du Gasteix - et même du Grand Gasteix depuis la piscine et le stade... fallait un effet "com". Notons bien qu'il est de moins en moins "moderne" côté logement car le promoteur ne veut surtout pas faire fuir ses futurs clients. Encore bravo / Pierre
RépondreSupprimerOui ! C'est sa force ! Il est partout et le pire avec jubilation. merci de votre très sympathique commentaire.
RépondreSupprimer