mercredi 13 juillet 2022

Après les Trente Glorieuses, les Trente Dépressives* ?

 Aujourd'hui tournent en boucle sur les pages Facebook qui se veulent spécialisées toujours les mêmes icônes rabattues de l'Architecture du XXème, et ça jusqu'à l'écœurement. On pille sans nommer les sources, on copie-colle, on like mais on ne travaille pas beaucoup finalement. Bientôt on vomira les piscines Tournesol de les avoir trop vues, on ne pourra plus regarder la Villa Cavrois sans un haut-le-cœur ou on tournera la tête à une nouvelle vision par un artiste contemporain des Choux de Grandval (très mauvaise architecture devenue une excellente icône) ou des Tours Nuages de Aillaud. Ajoutez que les académiciens de la photographie contemporaine, croyant inventés quelque chose, continueront de partir en Safari culturel sur des terres sauvages de la banlieue pour vendre leur rendu à des galeries et centre d'art  ( le déplacement culturel est toujours un mauvais signe) et on finira par regretter d'avoir un peu ouvert la voie.
Alors ?
Et si on bougeait un peu d'époque ? Si on regardait de côté ? Une architecture ignorée de Stephane Bern, des "amateurs-chercheurs" de Patrimoine, des historiens des Trente Glorieuses pour regarder cette architecture des Trente Dépressives* (80, 90, 2000). Oh c'est un peu plus difficile parce que la fiche histoire n'est pas encore éditée et que AD Magazine ne vous dira pas que le bon plan pour un week-end c'est de faire un tour à St Quentin-en-Yvelines ou à Val de Reuil....Déjà le Hard French est vendu à Louis Vuitton, il trouve un nouveau souffle dans le BeurCore (est-ce là ce qui pouvait lui arriver  de mieux?) il ne nous reste donc plus grand chose pour échapper à la gentrification culturelle. Une forme de vérité des lieux ?
Finalement est-ce que aller voir (revoir pour l'histoire) ce n'est pas déjà enfermer les espaces et les architectures dans une réification comme un corail qui doucement pose une gangue durcie sur les vérités d'une histoire et finit par tout blanchir ?
Suis-je à mon tour coupable ?
Suis-je coupable en vous montrant ça ?



D'ailleurs, je m'excuse, ce n'est pas moi qui vous montre ça mais un photographe dont le nom figure sur cette carte postale des éditions La Décade d'Architecture : Frédéric Achdou.
Nous sommes donc à St Quentin-en-Yvelines, au Hameau de la Sourderie, par les architectes Patrice et Catherine Novarina. L'ensemble est daté de 1984.
J'adore cette carte postale. Je l'adore. (pour ceux qui croirait que je n'ai que des opinions négatives ou que je suis toujours en colère :-)
Je l'adore !
J'aime la construction si marquée d'une époque, voulant ouvrir les façades, multipliée les signes, s'amuser des références. J'aime cette idée d'une architecture spectacle voulant redonner par l'invention d'un lieu le sentiment d'habiter quelque part, l'essoufflement esthétique des petits riens contre la radicalité du chemin de grue, fantaisie pleine d'humour pour fabriquer presque du vernaculaire, petit palais de l'habitation collective joyeuse en couleur. J'adore les colonnettes trop fines peintes en rouge vif, j'adore le carrelage blanc rectangulaire (on pourrait faire un ouvrage consacré uniquement à ce carrelage dans les années 80), j'adore l'arcade en plein cintre coupée comme un Portzamparc déprimé, j'adore l'épaisseur des balcons et les vides, écrans pour des ombres bien dessinées. J'adore tout cela.
Mais ce qui me touche le plus, voyez-vous, ce n'est pas tout ça, non. Ce qui me touche le plus c'est la ligne des ados et des enfants venant poser devant le photographe exactement dans la même attitude que la génération précédente posant devant les barres du Hard French et que nous aimons tant sur ce blog. Mais un détail parle peut-être. Oh ! je ne veux pas trop vite tirer de conclusion mais cette ligne de jeunes n'est composée que...de garçons...Et je me reconnais complètement dans cette génération, dans les vélo, dans leurs habits. Quoi en conclure ? Une nostalgie ? 
Pourtant je ne suis pas de ce lieu. Y ai-je droit ?



La google Car nous montre bien qu'il y a encore des enfants qui font, là, du vélo aujourd'hui.
Sur le site de Catherine et Patrice Novarina, je ne trouve rien sur ce bâtiment. Il y a bien eu un article dans Technique et Architecture mais je n'ai pas ce numéro. On restera donc sans trop d'informations sur les formes, le programme, les désirs de bien faire des architectes. Je n'en sais pas davantage sur la publication de cette carte postale, sur ce désir éditorial : carte promotionnelle d'un organisme, d'une ville, d'une société de promoteur ou vraie carte postale de tourniquet que les ados photographiés ont pu acheter et envoyer à leur famille avec la fierté d'être ceux qui sont de ce lieu, ceux qui l'ont fait chanter de leur cris, de leurs bêtises, de leurs amitiés rebelles. Ont-ils suivi les conseils de Émile Aillaud ?

"J'aimerai que l'enfant des pauvres que je loge,...puisque je ne fais que des H.LM...ait été dressé à ne pas avoir peur, à n'avoir pas été surpris, à ne pas avoir été surveillé et à ne pas être entrainé par des moniteurs à jouer dignement. Il faut qu'il fasse rien."
Émile Aillaud.

Alors, sans doute, que cette architecture, celle qui vient cogner contre la toute fin du XXème Siècle, sera difficile à partager ici par des cartes postales normales, banales, ennuyeuses comme le prétend Martin Parr. L'époque n'est déjà plus, depuis longtemps à la joie des banlieues et des cités toutes neuves. Plus personne pour en envoyer, plus personne aussi pour aller les photographier pour en faire des cartes postales. Difficile de dire si cette architecture ne le mérite pas ou si c'est l'évolution sociale qui ne le permet plus. Il ne sert à rien de chercher une responsabilité devant un fait aussi simple. La fierté de ces espaces n'est plus alors dans un carton imprimé d'une photographie, elle est maintenant dans des textes de chansons, dans des clip musicaux, dans une survalorisation (souvent masculine) de l'appartenance à un lieu, une cité, un numéro de département tagué vite au feutre dans une cage d'ascenseur en panne. Et les ados sur cette carte postale sont en âge aujourd'hui d'avoir des enfants qui chantent comme ça, qui racontent ça, qui commencent à comprendre que, au nom des améliorations, on éradique aussi cette architecture des Trente Dépressives. Et là, l'inventaire patrimonial, le regard des artistes venus d'ailleurs, le trophée d'une prise de vue n'y peuvent pour l'instant pas grand chose. C'est qu'il est encore temps de vous dire d'aller voir et surtout d'y être invité.
Essuyez vos pieds sur le paillasson avant d'enter.


* dois-je déposer ce nom ?









2 commentaires:

  1. Catherine Blain6 août 2023 à 13:06

    Merci pour ce post réjouissant comme toujours ! Apres les 30 glorieuse et ses grands ensembles, il y a les années du révisionnisme (des politiques d'État notamment) et du libéralisme croissant, du retour à la ville et du postmodernisme, du meilleur et du pire, dans l'expression exacerbée de l'individualisme...et c'est tout aussi réjouissant et intéressant que la période précédente dont elle n'est pas si éloignée : a suivre!

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  2. il me semble que votre approche raisonner,
    votre analyse nuancée et subtile de ces questions font sens, partageant votre point de vue éclairé je suggère que ces questions puissent être développées

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