lundi 25 juillet 2022

Toi le photographe

 Toi, le photographe qui part en patrouille au petit matin, qui regarde avant Instagram, qui a entendu parler de New Topographics, de l'Urbex, toi à qui ta petite amie a offert le Archi-Brut de Chadwick et qui croit en cette soupe, toi qui blanchit tes ciels sous Photoshop dont tu as récupéré une copie piratée par un copain graphiste à Nantes, toi le photographe qui croit encore que Bernd et Hilla Becher étaient des artistes contemporains, toi qui voit toujours un peu en retard les icônes de l'architecture moderne et contemporaine, toi qui croit que la série est le seul mode de photographie possible, toi qui construit des Atlas et qui imprime sur du Dibond tes images pour leur donner un peu du lustre culturel, toi le photographe qui a fait de l'argentique comme une valeur ajoutée, toi qui ne veut personne dans son cadre pour donner du solennel à son image, du mystère, quelque chose de froid, de distancié, toi qui ne sait rien de l'architecture et des notions d'espaces, de seuil, de passage, qui ne sait pas lire un plan, toi qui croit que la façade, l'épiderme de la construction suffisent à comprendre, toi qui voudrait trouver un lieu inédit, original que personne n'aurait jamais vu avant toi, tu te voudrais inventeur d'icônes, toi qui ne veut jamais dire où sont tes spots pour garder la main sur ce que tu crois être une originalité, toi qui associe parfois l'habitant pour te justifier, te donner la permission du safari, comme un sociologue de l'image, toi que ne lit rien sur l'histoire de l'architecture parce que ce qui compte c'est la surface des choses et pas leurs raisons d'être, toi qui n'analyse rien, qui laisse, crois-tu, tes images parler toutes seules comme tu dis, toi le photographe qui n'agit pas, ne défend rien, toi qui court dans les mêmes lieux que tes congénères, toi qui pense que photographier une architecture sur dalle est le summum de la subversion artistique, qui croit encore que aimer le Brutalisme est anti-conformiste, subversif, toi pour qui l'hétérotopie est le mot et le concept le plus compliqué que tu connaisses, toi qui parce qu'il marche en ville se croit en dérive comme ce pauvre Guy Debord, toi qui croit que photographier ce que le commun trouve moche sera ton summum de rébellion, ton avant-garde, toi qui rêve de la friche idéale trouvée au détour d'un virage, toi qui passe par-dessus ce mur, qui pousse cette porte avec la petite peur amusante de l'interdit, ce frisson qui justifiera tes images, je te propose ça :



Le photographe ne dit rien de lui. Il a cette merveilleuse capacité de nous laisser croire qu'il n'y a pas de photographe, qu'une machine ou qu'un œil décorporé aurait réalisé cette image. Il n'est pas là le photographe et c'est ce qui fait la grandeur de cette photographie. Il pousse le réel jusqu'à réduire sa place à peu de chose, d'abord sa hauteur d'homme debout dans un lieu. On doute même de l'intérêt de son image, on cherche son rôle, son but. On pourrait rire presque d'aussi peu de désir d'image. Mais vois-tu, photographe, vois-tu ?
Le ciel immense, la perspective tranquille et pas politisée ? Personne ne surveille, personne ne punit. L'implacable perception d'un lieu, de ses espaces, de sa reconnaissance, d'une image. Il faut pour faire ce genre de photographie une force énorme car il faut s'y abandonner, se plier au jeu de l'attendu, ne même pas mettre son nom au dos, ne rien dire de soi, ne pas croire en sa propre place, tout donner à sa mission. En fait, ce qui fait la force de ce photographe c'est qu'il est presque gêné de porter attention à cet espace, il voudrait qu'on l'oublie : il cadre. 
Auras-tu vu comment l'ombre se pose parfaitement sur l'alignement des fenêtres ? Et là, pas grand monde pour dire quoi que ce soit de l'architecture sociale. Pas d'extravagance d'architecte à mettre sur le mur de l'étonnement oublieux d'un centre d'art. Rien que de l'impeccable hard french, bien droit, bien blanc, serein encore. 
Tu ne feras jamais aussi bien car il n'est pas facile de photographier sans soi. Il n'est pas facile de faire croire en son absence par la perfection absolue de l'application d'un genre photographique. On appellera ça le détachement vers la beauté.

Tremblay-lès-Gonesse, Cité des Cottages, édition Combier.

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