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Trois centimètres, voilà ce qui mettait Jean-Michel Lestrade dans une telle introspection depuis plus d'une heure. Son coup de fil aux architectes Calmon et Mathieu n'y avait rien changé. Le jeune architecte stagiaire qui lui avait répondu avait demandé à Jean-Michel de bien vouloir rappeler plus tard.
Plus tard.
C'était toujours pour Jean-Michel Lestrade trop tard. Il reprit ses calculs, mesura à nouveau tout et ne voyait pas comment le mur rideau pourrait, vu la taille des modules de façade, tenir dans l'espace si un vide de trois centimètres le séparait du mur porteur. Jean-Michel hésita, se demandant s'il ne devait pas finalement renoncer à ses recherches et attendre d'avoir les deux architectes au téléphone ou bien les poursuivre en sachant que parfois, trop de concentration égare plus qu'un retour à froid sur un problème. Pourtant un tel chantier normalement c'est assez simple. Et Jean-Michel Lestrade avait déjà travaillé avec le fournisseur de ces panneaux de façades. Il les préférait d'ailleurs à ceux de Prouvé avec lesquels il avait eu quelques soucis plusieurs années auparavant.
Cette fois, Jean-Michel regretta l'absence de Mohamed. Il faut dire que ce dernier l'avait déjà sorti de ce genre de difficultés avec un naturel confondant. Mais Mohamed était aussi un jeune homme de 18 ans qui avait une vie assez remuante et l'annonce, il y a peu, de sa paternité prochaine n'arrangeait pas sa difficulté à être un jeune homme stable et présent. Jean-Michel tenta alors de situer Mohamed. Chez un copain ? Pas rentré d'une soirée avec son frère Gilles ? Non, Gilles était là, lui, il l'avait vu descendre de sa chambre tout à l'heure. Mais où est donc Mohamed ? Chez Yasmina, sa mère ? Oui, sans doute... ou, simplement chez Sidonie.
Gilles, interrogé de loin par son père lui confirma que Mohamed était bien chez Sidonie, qu'il reviendrait normalement vers 15 heures avec Sidonie et que d'ailleurs Jean-Michel avait promis d'aller les chercher. Cela fit grommeler Jean-Michel contrarié par ce devoir et surtout par cet horaire qui ne lui laissait aucune chance de résoudre la difficulté technique avec Mohamed ce jour. Puis, sa pensée glissa doucement vers cette paternité si jeune. Sur l'avenir de ce couple, sur cet enfant qui allait arriver aussi vite. Jean-Michel était entre colère et joie, finalement ne sachant pas quoi penser, se voyant bien prêt à ne rien dire et ne pas se fâcher contre Mohamed, à céder aussi facilement. Il se rappela comment il mit quelques minutes à bien comprendre les mots qui sortaient de la bouche de son fils quand celui-ci lui annonça la nouvelle. Il revoyait Gilles juste derrière qui poussait Momo, il voyait aussi Yasmina un peu effrayée à l'idée de cette annonce. Cela fit sourire Jean-Michel. Il comprit alors comment Mohamed avait su s'entourer, comment, comme toujours, Gilles avait su forcer Momo a être franc, direct, comment il le soutenait.
Bébé ? Ce fut la seule interrogation que Jean-Michel Lestrade avait pu, dans ce moment, formuler. Puis sa pensée alla tout droit à Sidonie. Il voulait avoir l'opinion de Sidonie, savoir comment elle allait et exigea de la voir et de l'entendre sur sa future maternité. À partir de ce jour, il ne s'adressa d'ailleurs qu'à elle pour toutes les questions de préparation d'arrivée du bébé. Il l'emmena chez le médecin, fit avec elle les achats nécessaires, entoura la future jeune mère d'une attention incroyable. Momo était toujours derrière, laissant son père prendre le dessus, père qu'il savait bien guidé par Jocelyne et Yasmina. Gilles avait demandé à Momo de laisser faire, de se laisser porter en quelque sorte par cette intervention de Jean-Michel. Sidonie devait accoucher en novembre. Tout serait prêt, c'était une promesse que Jean-Michel s'était faite à lui-même.
Mais ce mur-rideau, comment allait-il tenir si ni lui ni Mohamed ne pouvaient résoudre le problème ?
Machinalement, Jean-Michel avait dessiné le profil en acier d'un des panneaux du bout un peu sec de son stylo-bille. Il avait arqué une ligne puis plié là une autre. Il avait hachuré ce qui était le joint de torsion du verre puis avait comme ça, l'air de rien, pointé le châssis et sa réglette. Ce croquis tenait sur quelques centimètres-carrés, bleu sur feuille bleue. Curieusement son esprit accrocha cette couleur et le bleu lui fit penser à garçon. Il songea que Yasmina, en regardant le ventre de Sidonie grossir, avait parié qu'il s'agirait d'un garçon. Elle passait sa main souvent sur le ventre de la jeune femme, elle avait préparé pour Sidonie une crème spéciale à base d'huile d'amande douce pour masser ce ventre. C'est Jean-Michel qui alla avec Yasmina à la pharmacie chercher les ingrédients de cette préparation traditionnelle. Toute la maisonnée avait assisté à la fabrication de l'onguent. On avait ri de cette recette et de la manière dont Yasmina avait d'une joie simple massé la future mère. Sidonie affirma que cela lui faisait un bien fou. Jean-Michel repensait alors au Maroc.
Un garçon.
Cette fois, le stylo-bille de Jean-Michel stoppa toute trace, devint sec et arracha le papier au lieu de dessiner la dernière ligne. En reprenant alors un nouveau crayon, en changeant de couleur et en repassant sur ses traits, Jean-Michel saisit soudain le problème. Intérieurement, il se traita d'imbécile. Là, sur ce dessin, il comprit qu'il avait oublié de prendre en compte l'épaisseur de la petite tôle d'aluminium en repli sur les bords. Il calcula rapidement : 16 panneaux sur une ligne, donc 32 petites tôles d'un peu plus d'un millimètre chacune cela faisait bien un peu plus que les trois centimètres manquants.
- Il paraît que tu as besoin de moi ? demanda Mohamed qui était entré soudain dans le bureau.
- Bah, tu es là ? interrogea, surpris, son père.
- Oui, Gilles m'a appelé, m'a dit de venir de suite, que tu avais besoin de moi. Alors me voilà ! Je suis venu en bicloune. Sidonie viendra avec son amie cet après-midi, comme ça tu seras tranquille. Ah ? Je vois que tu travailles encore sur cette Cité administrative de Bordeaux ? Dis-donc t'as remarqué le déficit possible de raccord des panneaux sur le mur porteur ?
Jean-Michel resta bouche bée... essaya de bredouiller quelque chose. Sans attendre, Momo reprit :
- Ah bah oui, je vois ton croquis, oui ! Je t'avais laissé une note, là sous ta brique fétiche. Tu l'as pas vue ? Fais voir mieux ton dessin....
Jean-Michel vit alors Mohamed, tranquillement mesurer les plans, ajouter des chiffres et gommer les annotations de son père, puis, osant après cette démonstration calme, lui demander :
- C'est réglé. T'as encore besoin de moi ? J'dois aller chercher des disques chez un pote. Mais j'peux rester si tu veux ?
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L'autoradio propageait l'onde bénéfique de Ride des Twenty One Pilots lorsque soudain :
- Arrête-toi ! Putain ! C'est là à gauche, regarde ! Gare-toi ! s'exclama Jean-Jean.
- oh eh dis donc Coco, tu peux te calmer et me parler plus doucement non ?
- Pardon Denis, mais regarde ! On y est ! la cité administrative de Bordeaux ! Celle...
- ....sur laquelle ton grand-père a travaillé... Oui, on sait ! On est venu là exprès ! coupa Denis tranquillement.
Jean-Jean avait un doigt glissé à la page 45 du Guide d'Architecture Contemporaine en France qui était posé sur ses genoux. Il avait annoté toutes les pages concernées par les constructions ayant peu ou prou un rapport avec l'agence de son grand-père et marqué d'un Post-it rose, toutes les constructions qu'il voudrait voir au moins une fois dans sa vie, celles souvent conseillées par Mohamed. Il avait aussi son gros carnet de dessins glissé dans la portière.
Denis fit un magnifique créneau avec la Twingo dont le coffre était chargé des bagages et de la tente de camping des deux jeunes hommes. Cela faisait déjà trois jours qu'ils étaient partis et c'était à l'arrière de la voiture, un véritable capharnaüm de duvets bouchonnés, de caleçons abandonnés, de sacs plastiques remplis de pelures d'oranges ou de papier aluminium, de vieux numéros de Thrasher Magazine, de pommes de pins ramassées à la Palmyre et même de l'emballage vide d'une capote. Là, pourtant, juste à l'arrière du siège de Jean-Jean qui ne savait pas encore conduire, son sac avec son appareil photographique était bien rangé. Il s'en saisit rapidement pendant que Denis s'étirait en levant les bras ce qui laissait voir en faisant remonter son t-shirt trop petit son nombril. Machinalement il tapota le pneu avant-gauche de la voiture avec sa Birkenstock comme pour s'assurer de son gonflage.
- Hum ! Je crois qu'il me faudra faire un peu de pression aussitôt que possible. Jean-Jean tu crois que.... Eh ! Mais je te cause abruti !
Mais Jean-Jean avait déjà changé de trottoir et dans une pose acrobatique, au milieu de la rue du moulin rouge à Bordeaux, il cadrait la façade de ce mur rideau, tentant une composition abstraite en imitant Lucien Hervé.
- J'adore ce genre de machin ! Tu comprends ! Moi j'aime ces monstres-là ! La surface égale, le jeu des modules répétés à l'infini, la masse... Oh ! purée c'est trop mortel ce machin ! Pourquoi à l'école ils nous parlent pas de ces archis là ?
- Bah dis-donc mon Coco, tu prends des tours ! Je t'ai pas vu aussi excité depuis la visite de Royan ! Faudrait voir à te calmer ! T'es limite !
- Non mais, non mais regarde moi-ça ! Oh attends, j'en fais une comme ça avec le rétro de la Twingo comme cadre, tu vois, je compose, je compose comme dirait l'oncle Gilles.
- Mouais. Bon, faut avouer c'est bien. Il a fait quoi déjà ton ancêtre sur ce bâtiment ? La structure ?
- Ouais, enfin les calculs comme toujours. Bon. Allez une dernière, et hop !
Jean-Jean n'eut pas le temps de finir son cadrage qu'un vigile en tenue grise vint voir le duo.
- Je peux savoir ce que vous faites ? demanda-t-il.
- Et je peux savoir qui vous êtes pour me le demander ? rétorqua d'un coup Denis au type.
- Je suis la sécurité, lui répondit-il.
- La sécurité ? vous êtes la sécurité ? Vous voulez dire que vous vous occupez de la surveillance du bâtiment ? Denis était furieux.
- On est étudiants en architecture, on fait un travail sur ces bâtiments, vous inquiétez pas ! essaya d'interjeter Jean-Jean.
- Ba, vous avez rien à faire ici avec vos appareils sans autorisation, continua le vigile, les mains sur les hanches.
- Ba, ici, c'est la voix publique et on n'a aucune autorisation à vous montrer surtout à vous un vigile, affirma Denis qui avait fait un pas vers le type en imitant sa posture.
- Mais on a fini, de toute façon. Merci ! tenta à nouveau Jean-Jean pour calmer le jeu.
- J'appelle les flics ! affirma soudain le vigile à peine plus vieux que les deux complices.
- Ba ça c'est bien la preuve que vous n'avez aucune autorité ! lui répliqua Denis.
- Allez, on s'en va Denis, laisse-le à sa merveilleuse tâche ! reprit Jean-Jean en joignant le geste à la parole et en se dirigeant vers la voiture.
- T'as raison, mais j'aime pas qu'on abuse comme ça, ce mec c'est une petite merde qui fait mumuse avec sa petite autorité.
- Eh bien laisse-le, on a assez d'images, on reviendra ! Pas la peine de faire un scandale, tu sais. Allons à Mérignac.
- Ouais... quel con ! Putain ça me dégoûte des types comme ça. Quelle bite !
Les deux amis comme pour narguer le vigile rentré maintenant dans sa petite cabine en forme d'aquarium, prirent leur temps pour partir et, en passant devant le vigile, Jean-Jean abaissa la vitre de la Twingo et fit ce truc qui sidéra Denis, il baissa son short et passa son cul par la portière.
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Par ordre d'apparition :
- Bordeaux, la nouvelle cité administrative, édition Chatagneau, cliché Rick-Fot. les architectes Calmon et Mathieu ne sont pas nommés, ni l'Agence Lestrade d'ailleurs.
- Guide d'architecture contemporaine en France, Amouroux, Crettol, Monnet, Technic-union, 1972
- Royan, Crépuscule sur le port, édition Yvon, expédiée en 78.
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