Je me souviens bien comment Jean-Jean avait absolument voulu venir me voir sans que je ne comprenne d'abord pour quelle raison, il tenait en plus tout particulièrement à venir à Rouen. Je croyais alors naïvement qu'il voulait voir des réalisations de son arrière-grand-père. Je lui avais dit que peut-être le Havre serait mieux pour voir de l'architecture mais il avait insisté pour venir à Rouen, me rappelant qu'il connaissait déjà le Havre. Il arriva donc un mercredi matin. Il n'était pas seul, je fus surpris de le voir descendre de son train avec son ami Denis. Je me souviens d'avoir souri avec eux du fait qu'ils portaient tous deux les mêmes chaussures sauf que celle du pied gauche de Denis était ouverte à la semelle. J'avais dû alors insister vivement pour aller lui en offrir une nouvelle paire. Ils étaient tous deux gênés et Jean-Jean me soutenait que son père m'engueulerait à leur retour mais je leur expliquais que pour moi, les chaussures ouvertes c'était vraiment une honte, une honte enfantine, durable, quelque chose d'impossible. Et Denis, avec son aplomb fanfaronnant conclut la discussion en disant qu'il n'était pas le fils d'Alvar et qu'il n'avait pas de compte à lui rendre.
Nous étions d'accord.
Pendant que Denis essayait ses chaussures toute neuves, une belle paire de Stan Smith noire, je regardais comment Jean-Jean l'aidait à choisir, appuyait son pouce sur le bout de la chaussure pour voir la pointure, prenant soin d'accorder la couleur avec ses vêtements, tenant le sac à dos de Denis, lui râlant dessus quand il choisissait une paire de chaussures trop voyantes ou trop chères à son idée en s'excusant vers moi d'un regard.
J'en profitai pour acheter à mon tour une paire de chaussures à la fois pour le plaisir mais aussi pour, sans doute, faisant semblant de mêler mon besoin avec cette nécessité pour Denis, de moins le gêner.
On laissa d'un commun accord la vieille paire au vendeur du magasin.
Denis ouvrit immédiatement la conversation :
- Bon, puisqu'il ne te le dira pas, moi, je te le dis tout net. On n'est pas venus là pour acheter des chaussures mais parce que, voilà, Jean-Jean, il veut arrêter les études d'archi, l'année prochaine. Il a loupé ses partiels, il a pas le quota de notes et il veut pas redoubler.
- Vrai ? Jean-Jean ? Mais, je ne sais pas si c'est à moi de vous dire ce que vous devez faire ?
- Si, justement parce que mon père il m'a trop pris la tête et depuis l'accident de Mitica, je ne sais pas bien si c'est ce que je veux faire, tout ça, toute cette histoire qu'on me demande de traîner, de poursuivre... je ne suis pas certain que ce soit mon objectif et....
- Ok... Quoi vous dire ? Et toi Denis tu passes en seconde année ?
- Oh ! Oui, sans soucis. Oui, même si, bon, je ne m'éclate pas vraiment mais y paraît que plus on avance plus c'est intéressant. Enfin, je dois dire que le niveau d'exigence étant vraiment minable, je ne me sens pas très motivé.
- L'école n'est pas bien ?
- Bah, l'école si, enfin, l'émulation tout ça oui et puis, bah y a Jean. C'est déjà une bonne année !
Denis avait à peine terminé sa phrase que Jean-Jean lui tira sur la visière de sa casquette, lui abaissant sur ses yeux.
- On s'asseoit, on met tout à plat, ou on discute en marchant ? D'accord les gars ?
- Ok ! on te suit, David.
J'avais remarqué que Denis me tutoyait facilement alors même qu'il ne me connaissait que depuis peu alors que Jean-Jean, lui, continuait à me vouvoyer certainement retenu par la relation amicale que j'entretenais avec son père.
Je leur fis faire le grand tour rouennais en passant par la place de la Pucelle, le Gros Horloge, l'Aître Saint Maclou. Ils aimèrent tout ou eurent la politesse de me le faire croire. Mais la charpente de l'église Jeanne d'Arc les laissa tout de même très admiratifs tout comme les têtes de mort et les squelettes dansant sur les poutres de l'Aître Saint Maclou.
- J'ai pas tellement besoin de machin macabre en ce moment, lâcha tout de même Jean-Jean devant les bas-reliefs.
Au Café Perdu, nous pûmes enfin nous asseoir et reprendre la discussion qui était la raison de leur venue sur ce territoire que je connaissais par cœur. Je ne savais trop quoi faire de cette confiance, de cette inquiétude et comment intervenir sans donner l'impression à Alvar que je me mêlais un peu trop de sa vie de famille. Il fallait surtout écouter, me dis-je et laisser le flot venir.
Une mousse blanche de bière finit par s'évaporer de la moustache de Denis. Il m'offrit une Dunhill que je refusai malgré ma furieuse envie de la fumer.
- Tu as encore combien de temps pour te décider ? demandais-je à Jean-Jean ?
- Il lui reste une semaine pour se ré-inscrire à l'école, coupa net Denis.
- C'est court en effet. Mais, dis-moi, tu voulais faire archi pourquoi en réalité ? demandais-je à Jean-Jean.
- Bon c'est certain que j'ai baigné dedans, la famille porte cette histoire et j'ai toujours aimé ça. Je me souviens que la première fois que j'ai voulu comprendre c'était à, vous allez rire, non, quand j'y pense...
- Oui ?
- ... à Poitiers, j'avais 9 ou 10 ans, dans les arènes, un espèce de parc d'exposition. Il y avait une immense surface ronde, comme un cirque en fait mais couvert en dur par d'énormes poutres en bois. Mon grand-père m'avait dit alors que c'était du comment, ah merde...
- Lamellé-collé ! rétorqua Denis.
- Oui, c'est ça ! Putain j'arrive jamais à me souvenir de ce terme là. Bon enfin, je ne sais pourquoi ça m'a fasciné. Voilà, ensuite, bah, ensuite, les archives, les histoires familiales, des visites, les pélerinages obligatoires à Ronchamp ou à Marseille. Bon et faut dire aussi qu'à Evry on est servi. Je dessine pas trop mal, j'ai passé le concours un peu comme ça et j'ai été pris. Voilà.
- Et tu voulais faire de l'archi pour qui ?
- Je viens de vous répondre David !
- T'écoute pas ! Tu viens de répondre pourquoi pas pour qui ! David il veut savoir pour qui tu voulais faire de l'archi ? insista Denis.
- Ah... euh.... bah.... moi, quand même...
- c'est quoi ton "quand même" appuyais-je à mon tour.
- La vache, oui, pour mon grand-père, enfin la famille, quoi, ils avaient l'air tous tellement heureux que je fasse ça, comme si, j'étais programmé, comme si même ils étaient soulagés... Putain.
- Quand tu dis "ils" c'est qui ? Visualise, c'est qui ? demandais-je à Jean-Jean.
- Un mélange de mon père et de mon grand-père. Bizarrement, alors même que lui n'est pas archi, c'est surtout à lui, à mon père que je pense.
- On avance non ?
- Ah ? demanda Jean-Jean, surpris.
Denis me sourit. Marie-Laure nous apporta une nouvelle tournée. Il faisait chaud. La fumée de Denis passait devant Jean-Jean avant de passer devant moi. Je n'eus rien à lui demander qu'il me proposa à nouveau une cigarette que, cette fois, j'acceptai.
- Mais bon, je voudrais pas donner le sentiment que je veux faire de l'archi pour mon père, ça serait trop simple, trop un truc psycho à la con, disons que c'est aussi pour moi, j'aime ça l'archi, enfin, j'aime en voir, en parcourir. J'aime aussi comment je peux skater dessus. Je vous avais expliqué ma cicatrice là.
Jean-Jean me montra à nouveau sa cicatrice que j'avais vue à Royan.
- Oui, sacré balafre ! Mais toutes tes raisons sont valables et justes. Elles sont celles de quelqu'un de sensible aux enjeux de l'archi, il me semble. Tu dessines très bien, c'est révélateur. Je ne crois pas que tu sois seulement dans une histoire d'héritage et, le poids que tu portes, il est peut-être ailleurs que dans tes études non ?
- Ton frangin, et moi... lâcha Denis.
- Quoi ?
- Bah, oui ! Ton frangin a failli mourir il y a quelques mois et puis dans le même temps, nous on est ensemble. Moi, je crois que tu t'en veux un peu de commencer à assumer ta vie alors que tu crois que ton frangin a failli finir la sienne. Bon, c'est vrai aussi que le programme de l'année était assez nul, et chiant. Pas ce dont nous avions, enfin... dont j'avais rêvé, reprit Denis avec certitude.
- Mais, pardon, mais tu ferais quoi si tu ne suivais pas la voix de l'archi ? demandais-je à Jean-Jean.
- J'sais pas... En fait, j'me vois partir.
Denis et moi regardions Jean-Jean prononcer ce dernier verbe avec une voix fluette, semblant s'éteindre. Il y eut un silence. Jean-Jean reprit une gorgée de bière et soudain en souriant :
- Putain ! J'vous ai fait peur à tous les deux !
- Ouais, enfin surtout tu ne sais pas pour où tu te barrerais ! dit Denis
- Et tu ne veux pas partir sans lui ? appuyais-je en pointant Denis.
- Non... Et je peux pas lui demander de venir et de lâcher tout alors que lui, il réussit bien.
- Et si c'était le moteur ? Si ce désir de partir avec Denis était une promesse que vous vous fassiez à tous les deux ?
- Comprends pas, dit Denis.
- Moi non plus, insista Jean-Jean.
- Tu vas t'inscrire. Tu seras avec Denis. Vous passerez l'année ensemble à préparer ce départ. Ce voyage. Pour euh... au hasard...
- Rotterdam ! Le truc que tu voulais voir Denis, là les cubes !
- Oui ! Parfait ! Tu repiques ton année, tu y arriveras parce que tu verras Denis, que tu connais maintenant les attentes de l'école et que surtout, ton frère ira mieux, on le souhaite tous. Puis, en juin, l'année prochaine, tu m'appelleras, tu me diras que tu pars avec Denis pour la Hollande. On rira alors ensemble de cette conversation.
Jean-Jean regarda Denis comme pour un acquiescement de sa part.
- T'as rien à perdre, insistais-je, si dans trois mois, tu tiens pas à l'école, tu te barres. L'été va passer, tu auras pris une décision, tu verras, tu seras content de construire ce projet. Mais je veux, enfin, j'aimerais que tu le prépares vraiment, que tu le construises ce départ, ce projet. Ok ? Tu veux que l'air de rien, je fasse venir la conversation à ton père, que je tâte le terrain ?
- Non David, non. Il faut que j'assume. De toute façon, si je me ré-inscris ils seront tous contents, c'est sûr.
- Non, non, tu recommences, c'est toi, toi, qui devras être content.
En prononçant cette phrase, Denis savait que d'une certaine manière il venait de sceller un pacte avec Jean-Jean, qu'il était même prêt à sacrifier son attachement avec lui pour qu'il soit convaincu de son choix, qu'il le vive pleinement.
- Elles sont trop conforts mes pompes ! déclara de but en blanc Denis, pour changer de conversation et sans doute aussi pour que Jean-Jean ne revienne pas sur cette conclusion.
- Tant mieux ! Vous voulez voir un truc vraiment dément scandaleusement à l'abandon ? demandais-je.
- Oui quoi ? La vache oui ! affirma Jean-Jean, soudain très curieux.
Un quart d'heure après, nous étions tous les trois dans la cour de l'école d'Architecture à Darnétal, devant les somptueux mais délaissés Ateliers du Parc de l'architecte Mottini.
Curieusement, sans oser faire de bruit, Denis et moi regardâmes alors Jean-Jean s'asseoir par terre et sortir son imposant carnet de dessins.
Par ordre d'apparition :
- carte postale Rouen, l'intérieur de l'église Sainte-Jeanne-d'Arc, Arretche architecte, éditions Estel.
- carte postale Poitiers, intérieur des arènes, édition Théojac.
- guide d'architecture contemporaine en France, Dominique Amouroux, Technic-Union, 1970.
- carte postale, Rotterdam, Kubuswonningen 1983, Collection G.A.R, Yendor éditions. Piet Blom architecte.
- photographies de votre serviteur, merci de ne pas copier ou diffuser sans mon autorisation.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire