jeudi 25 août 2016
Ce n'est pas réciproque
- Et celle-ci ?
- Oh, oui ! Pas mal ! Il est dessus ?
Denis m'aidait avec Jean-Jean a trier les photographies du Fonds Lestrade. Nous avions décidé avec Alvar que, l'air de rien, cela serait bien que ces deux-là nous aident pour la préparation de l'exposition. Alvar y voyant l'occasion pour son fils et son ami d'en apprendre davantage sur l'architecture, comme une sorte de leçon d'histoire en vrai, et moi, voyant dans la complicité avec Denis et Jean-Jean une manière amusante de plonger avec plus de courage dans tous ces documents qui pourraient par leur masse être un rien écrasants. Alvar, par curiosité avait mesuré environ neuf mètres cubes de papiers diverses à passer au tamis de nos recherches...
Nous regardions ce cliché très drôle de dix hommes dont huit cadrés par le châssis d'une fenêtre, chaque carreau ayant sa tête.
- Je ne sais pas, David, si Jean-Michel est dessus, il me faudrait une loupe ou scanner l'image, me dit Denis.
- Fais voir ! Je devrais tout de même pouvoir reconnaître mon arrière-grand-père, affirma Jean-Jean avec certitude.
Pendant qu'ils regardaient tous les deux avec attention, je cherchais mon compte-fil de graveur dans mon sac et je le proposais à Jean-Jean qui ne savait pas comment s'en servir.
- Non ! Pas comme ça ! Pose la photo sur la table et pose directement le compte-fil dessus puis colle ton œil contre la loupe ! Colle ton œil ! N'aies pas peur ! lui conseillais-je.
- Ah oui ! Je vois ! Génial ! Je suis pas certain mais je dirais que c'est celui à gauche en bas.
- Celui avec les deux mains sur l'épaule ? demandais-je.
- Oui, regarde ! Je crois aussi, m'affirma Denis.
Je n'étais pour ma part pas très certain. La ressemblance était assez peu marquée même si dans le sourire on pouvait trouver une familiarité. Jean-Michel Lestrade n'ayant pas de frère, il était difficile aussi de penser à une ressemblance familiale.
- Franchement David, si, je pense que c'est lui. Les cheveux sont plus longs et il est jeune mais oui, je pense que c'est Jean-Michel. Vous avez vu, il y a un type qui fait des oreilles de lapin !
- Ouais, Denis a raison, David ! Je pense que c'est lui, appuya Jean-Jean.
Je regardais à nouveau les adolescents ou jeunes adultes posant sur cette photographie. Je me posais la question de leur âge, de qui prenait cette photographie. Ce détail des deux mains posées sur les épaules de Lestrade par le jeune derrière lui me fascinait. Les mains étaient plus que posées, elles serraient les épaules, maintenaient le contact, l'affirmaient avec force, l'un des pouces, celui de la main gauche était même glissé dans le cou, caché dans le col de la chemise. Ce contact me troublait beaucoup, je ne savais pas si je devais l'évoquer avec Denis et Jean-Jean ou faire semblant de n'avoir rien vu. Je pensais alors qu'Alvar n'avait jamais évoqué cette possibilité-là, que rien n'avait permis dans nos conversations de comprendre quelque chose d'une relation entre son grand-père et d'autres hommes. Devais-je voir dans ce pouce glissé là autre chose qu'une marque d'amitié franche et virile ?
- Dis-donc il est vachement... Euh... proche de l'arrière-grand-père le mec debout derrière lui, lâcha d'un coup Denis.
- Ah , Ouais... Bon... Faudrait pas trop vite en tirer des conclusions, rétorqua Jean-Jean, qui, pourtant demanda en même temps à revoir mieux le cliché.
Je me taisais, je laissais venir, je ne me sentais soudainement plus à ma place.
- T'as vu David ? T'en penses quoi ? me demanda Denis en me repassant la photo, comme s'il attendait de moi un diagnostic, comme si mon expertise sur une gestuelle équivoque était invoquée.
Dans le silence, je replaçais mon œil contre mon compte-fil. Ainsi, quittant en quelque sorte l'espace même de l'agence je tentais d'entrer en relation avec ce moment, cet autre lieu et les enjeux de son cadrage. Je plongeais littéralement dans cet espace-temps cherchant dans une ombre, le coin relevé d'une bouche, le point de tricot d'un pull-over, le pli d'un pantalon, l'indice d'une complicité entre les protagonistes. Je voyais l'organisation de la scène, comment chacun avait dû chercher sa place, le fait que ce geste ne pouvait être improvisé entre n'importe lesquels des figurants, qu'il y avait choix, décision admise par le groupe.
- Oui mais... ce n'est pas réciproque, fut ma réponse. Oui, il y a de la tendresse, oui, il y a suffisamment de confiance pour faire ce geste en public puis désirer qu'il soit enregistré dans une image collective, affirmais-je.
Je relevais alors la tête et j'eus la surprise de voir Jean-Jean, la main sur l'épaule de Denis assis à côté de moi. Nous nous sommes regardés tous les trois avec une incrédulité partagée qui tendait entre nous une toile serrée, puis :
- Purée... Faudra en discuter avec Papa et Papy....
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Jean-Michel attendait Jacques au café Robert, Il avait posé son porte-feuille sur la table et en avait sorti une petite photographie toute pliée aux coins. Il avait fait sur la petite table ronde cerclée de zinc, toute la place nécessaire et avait même de sa main et de son mouchoir nettoyé sa surface avant de poser, entre sa bière et son porte-feuille, bien à plat, ladite photographie. Penché, les deux mains sous la table, serrées entre ses jambes, comme pour ne pas risquer un geste malheureux, il regardait avec intensité cette photographie. Le bruit du café laissa place tout doucement à celui d'une petite ville, à un chien aboyant et trop joueur, à des voix amusées de jeunes hommes certains de faire une bonne blague.
1943.
Le groupe aidait alors à la Reconstruction et suivait en pointillé les cours d'ingénieurs mettant en pratique directement leur apprentissage auprès des sinistrés, des constructeurs et des architectes. Ils avaient travaillé une petite semaine sur ce prototype de châssis de fenêtre en bois et acier, extrêmement fin et léger et peu gourmand en matériau, prévoyant ainsi une pénurie possible à la Reconstruction. Jean-Michel essayait de se rappeler qui avait eu cette idée de composition de l'image et qui, surtout avait alors un appareil photo pour la prendre. Il se rappela alors de Bernard qui avait bien prêté son appareil mais qui n'avait pas pris la photo. La prise de vue fut effectuée par Monsieur Demachy le fermier qui prêtait les bâtiments pour la construction du châssis. Il avait indiqué la distance, comment tous devaient sourire. Jean-Michel se souvint du petit désordre dû au choix des emplacements, comment chacun avait choisi sa place.
Jean-Pierre.
Il se rappelait alors toujours comment Jean-Pierre était venu derrière lui, comment il avait absolument voulu être avec lui et comment, surtout, Jean-Michel s'était laissé faire. Il avait fallu du temps à Jean-Pierre pour dire à Jean-Michel qu'il l'aimait. Il avait fallu du temps à Jean-Michel pour comprendre et admettre que, même si ce n'était pas réciproque, il pouvait tout de même comprendre ce sentiment. Ils restèrent toujours bons amis et Jean-Michel laissait même parfois des signes ambigus planer entre eux. Il y avait chez Jean-Pierre une délicatesse, un retrait, une timidité mais aussi étrangement, une liberté que les autres jeunes de ce groupe n'avaient pas.
Jean-Michel avait attendu le retour de Jean-Pierre tous les jours qui suivirent la Libération. Il avait appris son arrestation et sa déportation quelques semaines après ce cliché.
- Comment ça va mon vieux ! Demanda Jacques qui venait d'entrer dans le café et de rejoindre Jean-Michel à sa table.
- Tu vois ! Regarde...
Jean-Michel poussa la photographie sur la table sous les yeux de Jacques et demanda :
- Tu te souviens Jacques ?
- Et comment ! Debout à gauche c'est le père Troyat, à droite c'est Albert ou Alphonse...
- Alphonse....
- Oui, le fils de Monsieur Demachy, alors... En haut, là à gauche dans la fenêtre, y a dans l'ordre, Bernard Broche puis ton bon copain Jean-Pierre Richard, ce mariole de José, Antoine Labour dit Titi, en bas depuis la droite, bah... euh....
- Marcel Falleau, précisa Jean-Michel.
- Ah oui ! Falleau ! J'sais pas où il est lui maintenant !
- À Nice.
- Puis on a donc avec les oreilles faites par José, c'est moi, puis toi et le plus jeune Daniel Lariche.
- Tu sais qu'il est mort Lariche ?
- Non ! Merde... Comment ?
- Ardennes, FFI. Au début 44.
- Et... Tu... Enfin... t'as jamais eu de nouvelles de Jean-Pierre ?
- Non, enfin, je veux dire que nous n'en aurons pas. Il a été déporté.
- Oui ça je savais mais y avait pas un petit espoir que...
- Non, aucun...
- ......
- Alors, au fait, qu'est-ce que tu me veux mon vieux Jacques ? Toujours dans les bons coups ?
- Bah, justement, j'ai du travail pour toi. Ils cherchent du monde pour la Reconstruction de Royan et j'ai parlé de toi. Je sais que c'est pas ton secteur, mais y a un super boulot à faire, y paraît qu'au M.R.U ils voudraient confier la ville à des jeunes gars comme nous. Faudrait aller voir. En tout cas pour Mulhouse, c'est bon, t'auras les plans bientôt, d'ailleurs je croyais que l'école t'avais déjà contacté ? Tiens, regarde, L'Architecture d'Aujourd'hui fait un numéro spécial sur le Brésil, c'est vachement bath !
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Papier bleu plié, copie carbone tamponnée, Royan, 1 septembre 1954.
Cher Jacques,
Ne crois en rien ce que tu verras sur la carte postale ci-jointe. Je ne crois pas que le front de mer de Royan ressemblera à ça. En tout cas, je l'espère. C'est tellement sans idée ces volumes...
Hier, Marmouget m'a affirmé qu'il travaillait pour cet emplacement sur une machine plus audacieuse, un centre de congrès ou un palais des expositions, je ne sais plus. J'espère que je serai sur le coup, des bruits courent que Prouvé serait aussi dans l'histoire. Ils ont monté son pavillon 8X12, il y a peu, juste à côté, c'est d'un moche ! C'est peut-être facile à monter et rapide mais bon, pour faire ça...
Enfin, tu me connais, j'aime mieux mon béton et puis, avec ça, nous, on peut rien faire. Il paraît que Prouvé veut tester la solidité de ses pavillons, moi je crois surtout que le gars, il veut avoir des commandes. La situation ici est tendue, la Reconstruction prend un peu de retard, certains sinistrés en ont marre.
Bon. Sinon ? Comment vont Madeleine et tes enfants ? On m'a dit que tu étais père pour la troisième fois ! Encore une fille ! Bah, mon vieux ! Dis-donc, tu participes bien au redressement de la France !
Et tes chantiers de Brest ? Parait que tu vas monter aussi ton agence ? Faudrait pas me faire de la concurrence déloyale l'ami ! Allez ! Raconte-moi tes chantiers. Y aurait des conférences sur l'aluminium et les murs-rideaux en décembre, tu veux venir ? Tu dormirais à la maison ? Ça ferait plaisir à Jocelyne. Dis-moi que je lui en parle.
Salutations amicales l'ami Jacques.
ton Jean-Michel.
- Ça oui, faut la mettre de côté ! C'est super ce qu'il dit sur Prouvé et Royan. On devrait même la copier dans le catalogue. Non ?
- Si tu le dis, oui, certainement rétorqua Denis, peu enthousiaste.
- Bon, je crois que vous en avez marre non ? Je sens comme, comment dire... un manque évident d'énergie à poursuivre...
- C'est sûr ! me répondit Jean-Jean mais on est là, dans ce bureau depuis ce matin et brasser tout ça c'est un rien épuisant. On a l'impression de ne pas avancer. Il reste encore tout ça et ...
- Allez ! J'ai compris, les gars, on plie !
- Tiens, regarde David... Encore une image de l'immeuble annulaire... j'ai l'impression de le connaître par cœur maintenant, regarde, non mais regarde David, la pile rien que pour ce bâtiment !
Denis en finissant sa phrase posa sur la pile cette dernière carte postale.
- Moi, je pourrais passer la nuit à poursuivre, affirmais-je mais je crois bien que ce n'est pas réciproque. Allez ! Tout le monde dehors ! Pizza ? Pizza pour tout le monde !
Par ordre d'apparition :
- photographie, Fonds Famille Lestrade.
- carte postale, Royan, la plage de Foncillon, maquette, édition la Cigogne.
- carte postale, Mulhouse, bâtiment annulaire, architecte Pierre-Jean Guth nommé, édition la Cigogne.
Merci de ne pas copier ou diffuser ces documents sans l'autorisation de la Famille Lestrade.
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