mercredi 5 août 2020

Quand notre cœur fait boum.

Comme je le rappelais dans cette chronique corbuséenne*,  Charles Jencks a déclaré la fin de la modernité pour les États-Unis le 15 juillet 1972 . La destruction de Pruitt-Igoe figure dans tous les livres d'histoire d'architecture comme la parfaite illustration de la fin de cette modernité.
Mais en France ?
Certes, sur notre territoire, la politique patrimoniale sur les constructions du Vingtième siècle ne manque pas de signes de sa faiblesse de protection (et aussi de ses ordres reçus) et on ne compte plus les destructions, les défigurations de bâtiments pouvant réclamer le titre de martyr de la modernité.
Le Musée des Arts et Traditions Populaires de Dubuisson est sans doute en ce moment l'exemple-type. La défiguration à venir des Tours Nuages d'Émile Aillaud et Fabio Rieti en est un autre.
Il faut croire aussi que les fils ne comprennent plus leurs pères.
Mais la carte postale que je vais vous montrer est à la fois un document populaire et un programme politique : une étrange réjouissance.




































 
Est-ce que les historiens de l'Architecture verront un jour ces destructions spectaculaires comme des erreurs ? Sans aucun doute que ce type de paysage, cette approche de l'habitat et de l'urbanisme manqueront dans les visites urbaines. Aujourd'hui, on aime flâner sur les remparts de Vauban devenus inutiles. On aurait pu aimer dans cent ans, deux cents ans voir et visiter les archétypes d'une politique du logement collectif du Vingtième Siècle. Il faudra beaucoup d'imagination alors pour comprendre le choc des volumes, la puissance écrasante et subtile des espaces, la logique irrémédiable des modes de construction, les déroulements des vies mêlant fierté d'y avoir vécu et misère de n'avoir pu en partir, épuisées par de mauvaises politiques successives de remplissage et de déshérence sociale. Rien qu'à ce titre nous devrions les conserver.
Mais nous pourrions aussi le faire parce que nous y trouvons aussi une beauté, sentiment esthétique qui aujourd'hui semble intolérable et que l'on couvre immédiatement du fameux : "vous auriez voulu vivre là ?"
Pourtant ce sentiment esthétique et la force que je trouvais à cet ensemble, (justement son incroyable brutalité franche) auraient pu aussi participer à sa sauvegarde (et aussi une politique sociale plus juste et une attention permanente aux bâtiments). On sait bien que finalement ce n'est pas tant le bâti que l'on fait exploser ainsi. C'est un climat social que l'on croit éradiquer (en communicant dessus) par une fête de la dynamite, de la promesse d'une échelle plus humaine. On éradique aussi un espace et tout ce qui le constitue. Je dis bien TOUT ce qui le constitue. Si la gentrification sauve parfois les architectures modernes, ici rien n'aurait pu porter ce projet funeste d'un possible sauvetage par une bourgeoisie encanaillée d'un esprit populaire instrumentalisé comme un décor amusant à la vie d'adhérents à la Start Up Nation. Rien ! Alors laissons croire que tout cela est une fête, un spectacle et Boum !
Éditer une carte postale de ce moment est assez peu usité même si cela n'est pas unique. Doit-on y voir un regard distancié qui ne fait que suivre l'événement ? Après tout c'est l'histoire de la carte postale d'être un enregistreur des catastrophes. Doit-on y voir un objet éditorial de propagande pour dire les bienfaits d'un futur radieux n'ayant même pas peur d'une éradication totale ? Doit-on surtout y voir le cynisme d'un genre éditorial ayant, quelques décennies auparavant, chanté par l'impression de cartes postales la joie de vivre là enfin dans la modernité ?
Je ne sais pas. Je ne sais plus. Il faudrait demander aux éditions Dubray qui ne nomment ni l'architecte de la barre Églantine de Meaux, ni le photographe ayant réalisé ces clichés ni même les raisons de cette édition. Imagine-t-on la famille délogée de cette barre, quelques jours après l'implosion, envoyer cette carte postale à sa famille ? Et pour en dire quoi ? Soulagement, tristesse, tout cela en même temps comme dit l'autre ? Il me faudra en trouver des exemplaires avec au dos une correspondance signifiant l'impulsion (et non l'implosion) de cet achat...
Justement, ce mot implosion, décrivant une puissance venant s'exercer vers l'intérieur m'a toujours semblé parfait pour laisser croire que le problème dont la réponse est cette implosion viendrait de l'intérieur-même de l'objet que l'on détruit. C'est par et vers son intérieur, son contenant que l'on détruit. Le bâtiment doit disparaître sur lui-même comme si cette image signifiait d'où vient la responsabilité. Même là, on lui interdit sa projection, son extension. Il fait en quelque sorte communauté dans sa destruction sur lui-même. Borborygme final radical, pyrotechnie auto-nettoyante.
La carte postale date l'événement de 1990. Il y a déjà 29 ans. Je n'arrive pas à y croire. Ils sont donc nombreux ceux qui aujourd'hui regardent cette carte postale sans pouvoir y ajouter autre chose que l'image elle-même, pleine finalement que de son spectacle.
Elle est déjà un document, une trace, une relique.
Et sans doute, aussi, une nostalgie.
Et les couleurs de la République, bleu, blanc, rouge, affichées sur la façade de la barre Églantine ne devaient porter aucune fierté mais bien pointer les responsabilités politiques. La République a failli. A-t-elle failli quand elle a construit ? A-t-elle failli quand elle a abandonné ?
Vous aurez compris, je crois.





Pour revoir la Cité de la Pierre Collinet au mieux de sa force, je vous propose cette belle veduta.
Posées à champ comme des planches franches, voici donc deux barres de Meaux laissant à leur pied l'espace récupéré par la densité de l'habitat. Le parc est dessiné, entretenu, plein d'un futur que l'on croit encore long et qui laissera les arbres grandir. Voyez-vous que le pignon aveugle est peint d'une couleur jaune en dégradé allant du plus sombre au plus clair vers le haut de la barre ? Voyez-vous le jeu cinétique des façades et l'incroyable saignée géométrique de l'escalier qui me fait penser à une couture d'agrafes sur une cicatrice.


Julien est en vacances. Il envoie cette carte depuis Meaux en 1964 à Jean resté à Paris. Quoi de plus beau que de passer des vacances au pied du Hard French ensoleillé de Meaux ? Qui pour reprocher à Julien ce désir de jeu savant, correct et magnifique de formes assemblées sous la lumière ? Qui ?

La carte est une édition Hodbert, éditions de Massy pour Iris. Pas d'architecte nommé, pas de photographe nommé, devant autant de Beauté, on est sans doute obligé à la modestie d'un anonymat.
Pour tout savoir sur la Cité de la Pierre Collinet quoi de mieux qu'un inventaire du Patrimoine n'ayant pas servi à son sauvetage :
https://inventaire.iledefrance.fr/dossier/cite-de-la-pierre-collinet/f1880d4d-fad7-472d-a31d-6ac19037a55f
*Pour écouter ma chronique corbuséenne N°59 sur la fin de la modernité et toutes les autres chroniques :
https://archipostalecarte.blogspot.com/2017/04/les-chroniques-corbuseennes-disponibles.html
Pour revoir sur ce blog la Cité Pierre de la Collinet et Ginsberg :
http://archipostcard.blogspot.com/2019/02/as-tu-deja-oublie.html
https://archipostcard.blogspot.com/2012/09/ginsberg-la-barre.html
https://archipostalecarte.blogspot.com/2019/04/un-anneau-pour-les-reunir-tous.html
https://archipostalecarte.blogspot.com/2019/04/jean-ginsberg-le-mans-monaco.html
https://archipostalecarte.blogspot.com/2016/02/construire-sur-et-avec-la-fragilite.html
Pour voir d'autres exemples de cartes postales de destructions de l'architecture :
https://archipostalecarte.blogspot.com/2018/02/alain-bublex-mon-amour.html

Au lieu de vous donner des vidéos de la destruction de ces barres de Meaux, je préfère vous offrir celle-ci. Vous y retrouverez mon goût pour le spectral :




2 commentaires:

  1. Autant mettre la bonne version de Pruitt-Igoe de Philip Glass : https://www.youtube.com/watch?v=nq_SpRBXRmE
    ;)

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  2. Je ne suis pas assez sensible à l'architecture du du mouvement moderne, mais j'essaie encore. Vous un etes un vrai poète en tous les cas.

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