Il m'arrive peu souvent de vous montrer des cartes postales aussi anciennes. Mais j'aime parfois contredire mes intentions, mes recherches, et ce matin, au boulodrome de Saint-Pierre-lès-Elbeuf, dans la chaleur commune de tous, chinant ensemble, je n'ai pu résister à cette carte-photo.
Dans une ville qui restera inconnue, à une date qui restera inconnue (circa 1905-1910) on voit une façade d'immeuble avec ses trois balcons, l'un au-dessus de l'autre, chacun occupé par des habitants qui posent de toute évidence, ils regardent le photographe.
Me voilà au 11 rue Simon-Crubellier, immédiatement.
Et je pense à ce que habiter veut dire. Le balcon, projection merveilleuse d'un petit porte-à-faux sur l'extérieur reste cet espace de connivence avec le monde des autres, ce droit minimum à une part de ciel, suspendu dans le vide, l'habitant y profite de l'air. Ici, l'immeuble n'a vraiment rien d'extraordinaire et on reconnaît dans les fers des balcons des fontes sans doute bon marché.
Mais que les fenêtres sont hautes ! Comme Auguste Perret les aurait aimées ! L'homme et la femme debout, devant.
On devine aussi la séance de pose. Le photographe demandant à tout le monde d'occuper son balcon. Même famille sans doute ou au moins amitié partagée qui fait qu'il est heureux de se voir photographier ensemble. Un nouvel emménagement ? Les enfants en haut avec l'homme et deux femmes seules sur les premiers étages, que veut dire cette distinction ?
Au-dessus de la porte d'entrée une pancarte laisse lire le mot : reparaturen, ce qui, en allemand, signifie réparation. Mais de quoi ? Et serions-nous donc en Allemagne ?
Est-ce cette réparation qui justifie cette prise de vue ?
J'ai d'abord eu du mal à me convaincre que jamais je ne saurai où nous sommes. J'aurais aimé qu'un menu détail me fasse remonter la piste et que, même, peut-être, un jour, je puisse retrouver ce lieu et y faire un cliché. Mais il y a si peu de chances. Si peu...
Alors je me réjouis des images qui surgissent de ma culture, de ce goût du balcon chez les peintres comme Caillebotte, de ce moment des immeubles un peu hausmanniens et du rythme de vie de chacun, l'un au-dessus de l'autre, dans des espaces communs et identiques. Cet immeuble est sans doute dans ses formes encore moderne pour l'époque, lumière et air et fausse subtilité d'un décorum bourgeois. Pilastres, corniches etc... On imagine aussi la hauteur des plafonds, la surcharge décorative des intérieurs qui déborde un peu sur les rideaux en crochet des fenêtres.
On pourrait aussi questionner face à ce type d'immeuble tout ce que la Modernité a voulu transformer de cette manière d'habiter la ville.
Qu'y a-t-il ici de si terrible à dénoncer, à quoi faudrait-il renoncer ?
La densité ? La monotonie ? La fausseté des décors ? Le rapport à la rue ?
Je ne sais pas vraiment.
Et je m'en fiche.
J'aime mieux tenter d'entendre les conversations de ce moment, la jovialité qu'il a demandé, l'accord de tous pour participer, le jeu aussi et même l'humour de la situation.
Il y a dans cette mise en scène d'une façade d'immeuble dans une ville inconnue quelque chose que nous reconnaissons tous. Nous appartenons finalement à ce genre d'image, nous en sommes en quelque sorte.
Et comme ils durent tous être impatients, quelques heures ou quelques jours après de voir revenir le photographe avec ses clichés et de rire ensemble d'être... ensemble.
Maintenant ils sont chez moi, retenus dans le temps, à jamais convaincus qu'ils se sont bien amusés ainsi de leur architecture, de leur ville, de leur monde.
Je vous promets à vous six, de vous garder au mieux, encore longtemps ensemble.
Je suis avec vous.
Crubelier pour g. pérec ?
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