mercredi 22 juillet 2015

Paul Stohrer en décor



La nuit était tombée sur Stuttgart et son hôtel de ville.
Hans et Gilles passaient en taxi juste à l'angle. Gilles jeta un coup d'œil à l'architecture de Paul Stohrer devenue étrange par ces angles droits pulvérisés par les contrastes. Il avait posé sa tête très bas contre le dossier, tentait d'allonger ses jambes. Sa joue touchait presque la vitre du taxi et les gouttes de pluies filaient, dessinant comme dans une soufflerie les lignes aérodynamiques du véhicule.
Il voyait toutes ces gouttes comme à son image, à la fois dirigées par des forces plus grandes qu'elles et comme parfois prises d'un désir de liberté, changeant de direction brutalement à cause d'une poussière, d'un soubresaut du véhicule.
Le poids de la tête de Hans sur son épaule, ils allaient ainsi tous les deux prendre un train pour Paris et rejoindre cette autre construction : une famille.
La naissance d'Alvar étrangement servait un peu Gilles, le libérant de cette pression familiale d'une perpétuation d'un clan. Il pourrait vivre sa vie avec Hans sans cette question.
Ils étaient tout de même tous très jeunes, et Gilles savait aussi que depuis qu'il avait décidé de partir avec Hans et que son père l'avait laissé les quitter, il avait bien laissé son enfance en France. Il se demandait pourquoi parfois il pensait surtout à son père comme prescripteur d'autorisation, pourtant Jean-Michel n'avait jamais eu à jouer ce rôle d'une paternité trop marquée. Son autorité était faite d'une morale ferme, droite, surtout consciente de l'altérité. Mais le père restait ainsi la figure centrale de cette famille pourtant, même pour ce début des années soixante, déjà bien particulière. Un père, une mère, un fils légitime, un autre adopté vivant dans la maison avec sa mère marocaine et cela sans ambiguité amoureuse. Gilles ferma les yeux, vit le visage de son père, se demanda comment un tel type avait pu être fabriqué, quels étaient les ressorts d'une telle pratique de la vie ? Il pensa que bien sûr il y avait eu l'expérience de la guerre, de la Résistance, de la fuite des camps de prisonniers. Il pensait à cette solidarité entre ces camarades, à cette porte qui se fermait sur le salon, quand les camarades venaient à la maison pour évoquer les souvenirs de ceux disparus. Il pensait à la peur accumulée par toute cette génération, il pensa à cet héroïsme construit au retour par une société. Il pensa comment Jean-Michel avait toujours tenté d'échapper à ce cérémonial, à cette récupération. Il pensa que le courage de son père était là dans la distance qu'il avait mise entre la nostalgie d'une époque de peur intense et le choix d'une vie généreuse. Mais lui, Gilles, cherchait tout de même un chemin. Il ne voulait rien devoir. Et puis sa vie amoureuse, celle qu'il avait avec Hans, le seul homme de sa vie, le seul qui lui demandait d'être lui, le seul qui jamais ne lui parlait de ce qu'il devrait faire, Hans, cette force soudaine et palpitante, venue précisément d'Allemagne, précisément de ce pays douloureux à ce père, Hans lui fournissait toutes les raisons de croire en une autonomie des sentiments. Gilles voulait maintenant aimer.
Gilles regarda Hans. Il regarda sa main gauche posée sur le cuir du siège du taxi. Une main épaisse dont on pouvait lire les veines comme une carte routière, une main dont il se souvenait bien de la force quand elle le tira vers le bateau depuis le quai à la Grande Motte. Il se souvenait de cette force. Hans était un peu plus âgé que Gilles. Trois années. Pourtant, il y avait toujours eu chez lui un espace pour la candeur, la surprise heureuse prise comme elle vient. Une sorte de bourrasque qui se lève soudainement entre deux blocs rocheux. Lui, Gilles se trouvait fragile, incertain, vite emporté. Finalement, Hans et Mohamed étaient bien plus proches. Chez eux, les choses de la vie arrivent et sont accueillies. Hans ne parlait jamais de la mort de ses parents. Jamais. Momo ne parlait jamais de son vrai père.
Gilles saisit son appareil photo et malgré la faiblesse de la lumière du plafonnier du taxi, malgré les lumières ponctuelles des réverbères passant au travers de la pluie puis de la vitre de la portière, il décida de faire une photographie de cette main abandonnée à toute utilité, tombant là, arrondissant son dos sur le coussin du véhicule. Gilles ne savait pas quoi penser de ce moment, de cette future image dont il lui faudrait attendre le développement pour en saisir l'erreur ou la justesse, mais il savait que l'image n'avait là aucun rôle. Il venait de viser la main d'un jeune allemand avec un œil mécanique offert par son père.
"Il y a trop d'étoiles dans le ciel."
Gilles se demanda ce qu'il venait d'entendre. C'était Hans qui regardant à son tour par la portière lâcha cette phrase en français et pour une fois, sans aucune faute et sans accent.
Il y a trop d'étoiles dans le ciel...........................





.................................................Alvar avait eu la clé des archives de son grand-père par son père Mohamed. Celui-ci était parti avec Sidonie en vacances vers l'Espagne. Depuis longtemps, Mohamed et Sidonie laissaient ainsi Alvar seul, en toute autonomie dans la maison. Depuis ses treize ans le gamin vivait déjà une vie solitaire, gérant seul son temps pendant au moins les vacances de ses parents. Parfois, souvent, il venait voir Jean-Michel qui travaillait encore un peu pour soutenir Mohamed dans l'agence. C'est dans ces moments que Alvar et Jean-Michel créèrent leur complicité. Jean-Michel aimait l'autonomie de ce garçon et Alvar adorait les histoires que lui racontait son grand-père sur l'architecture, son rôle dans la Reconstruction, ses amitiés secrètes d'hommes sur lesquelles Alvar put enfin mettre un nom un jour de décembre 1998, suite à une rencontre inopportune. Alvar poussa la porte toujours un peu lourde, toujours frottant, toujours promise à un rabotage mais que jamais personne n'effectuait. Il y avait dans cette petite pièce, des cartons, des tubes remplis de bleus, des papiers parfois en vrac parfois parfaitement rangés. Il y avait là la vie de son grand-père comme une sculpture parfaite évoquant la construction de sa mémoire. Alvar cherchait pourtant aujourd'hui quelque chose de précis, quelque chose qui le concernait directement, quelque chose d'enfoui certainement profondément. Il cherchait cette lettre envoyée par le père de Mohamed, son grand-père donc, mais celui marocain, celui qu'il ne connaissait pas. Il savait que cette lettre existait, ou, du moins qu'elle avait existé. Il était persuadé que Jean-Michel devait l'avoir conservée. Il saisit un gros carton sur lequel était noté 1959 et Maroc au stylo-bille. Le carton un peu haut, un peu lourd tomba presque et fut rattrapé in extremis par le jeune homme mais le fond céda et tous les papiers s'étalèrent sur le sol. Alvar remarqua immédiatement une anomalie, il y avait là aussi un numéro de 1959 de la revue l'Architecture d'Aujourd'hui, revue pourtant parfaitement rangée et classée dans la bibliothèque. Cela l'intrigua. Il alla vérifier que le numéro était bien à sa place et il le trouva en effet. Il s'agissait donc d'un double que le grand-père avait laissé là. En le feuilletant par intuition, Alvar trouva un morceau de papier froissé, couvert d'une écriture très fine, daté de 1961 et signé de Madame Couchemelle. La lettre expliquait parfaitement les démarches à suivre pour l'adoption du "petit Mohamed" et que "les appuis nécessaires ont bien été utiles". Suivait une liste de documents à fournir et surtout, surtout une adresse, celle du Père de Mohamed à Casablanca.
Alvar s'assit sur le carton qui céda sous son poids et il se retrouva à terre assis au milieu des papiers en désordre. Il ne pouvait bouger.
Comme sous l'effet d'un soleil blanc trop soudain, il fut aveuglé pendant quelques secondes, tenant le papier entre son pouce et son index. Il avait l'impression que le papier pesait une tonne et qu'il était aussi épais qu'une planche. Pour la première fois de sa vie, il avait là, un document qui lui rappelait qu'il avait bien un lien avec le Maroc, que ce n'était pas seulement des paroles trop vites étouffées ou le refus d'un père. Alvar avait un grand-père marocain. Il le tenait presque par la main. Alvar trouva la pièce trop petite, il se sentit à l'étroit, voulait courir, porter cette lettre à son père. Mais il se ravisa, continua l'exploration de ce carton explosé au sol, il marchait sur les papiers, les lisait au fur et à mesure qu'il tentait de les trier. Il se trouva stupide d'avoir ainsi généré ce foutoir dans l'ordre parfait de Jean-Michel. Il voulait réparer cela. Il chercha du ruban adhésif, recolla le fond, refit les paquets de factures, de courriers inutiles à sa quête, ne vit même pas les lettres de Zevaco, Il ne voulait qu'une chose, sauver à tout jamais ce papier. La revue l'Architecture d'Aujourd'hui trop fragile, trop vieille, céda et se coupa en deux au moment où Gilles tentait de la ranger. Deux feuillets s'en détachèrent. Cette fois, qu'importe, Alvar ne les lirait pas..............



Par odre d'apparitions : 
Stuttgart, Hôtel de Ville, Neues Rathaus, éditions Franck
article dans l'Architecture d'Aujourd'hui, Février-Mars 1959, sur l'immeuble de bureaux à Stuttgart par Paul Stohrer, architecte.













































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