dimanche 2 juin 2013

Serge Daney et l'image absolue

Je suis très heureux !
Hier, j'ai enfin retrouvé les propos exacts de Serge Daney sur les cartes postales. J'avais gardé le souvenir de sa voix et de sa position comme un trésor un peu vague dont je finissais par perdre les contours ne sachant plus très bien si j'avais réellement entendu ou rêvé cette parole.
J'avais cherché dans des livres, j'avais exploré beaucoup de possibilités sans jamais pouvoir remettre l'oreille sur le son de cette voix rauque un rien durassienne.
Et... hier... je ne sais pas pourquoi, je tombe sur L'itinéraire d'un ciné-fils. Rapidement, je comprends que je reconnais l'image, la silhouette amaigrie, la casquette trop grande et ce pull-over improbable.
Serge Daney alors me procure une émotion forte, celle d'une nouvelle rencontre avec un ami un peu lointain mais qui, après bien des années, vous dit les même paroles réconfortantes au-delà de son absence irrémédiable. Il m'aura fallu attendre depuis... 1992 pour retrouver ses mots que j'avais ainsi en partie enregistrés.
lisez cette transcription :

"...je ne prenais pas de photos, j'envoyais des cartes postales, c'est quelque chose que j'aurais dû dire  d'ailleurs depuis le début pour moi l'IMAGE ABSOLUE c'est la carte postale c'est pas le cinéma j'ai un amour des cartes postale qui ne s'est jamais démenti j'en ai envoyé des tonnes à tout le monde pendant toute ma vie et la carte postale c'est mon vrai rapport à l'image voilà c'est la carte postale pour des raisons encore plus profondes encore plus enfouies que le cinéma je trouvais que le cinéma c'était très basique très populaire la carte postale c'est encore plus bas c'est dans des présentoirs et tout le monde les envoie et écrit derrière et on peut écrire des cartes postale en langage très codé on peut écrire des poèmes on peut écrire des trucs d'amour suffit de l'écrire avec d'une façon telle que même ceux qui la liront ne la comprennent pas donc c'était le maximum d'élitisme possible de singularité possible et le maximum de "on fait avec les matériaux normaux des gens, on fait pas avec la grande culture". Voilà, bon ça c'est une parenthèse sur les cartes postales."
Serge Daney 

Comme il a raison ! Comme il dit bien ce que je tente ici de vous raconter et de démontrer.
L'image absolue.
On comprend bien aussi dans ce texte qu'il y voit aussi une manière d'écrire autant que de voir, de saisir un lieu et le lieu de l'image. Je ne paraphraserai pas Serge Daney mais je prends à mon compte tous ses mots, tous ses souffles, toutes les petites hésitations. Je prends à mon compte sa main qui balaie la table des cendres de ses cigarettes, la vue au travers de ses lunettes surdimensionnées.
Je reprends votre voix, Monsieur Daney, je reprends votre usage.
Et je lance ici une idée.
Que tous ceux qui ont une carte postale de Serge Daney dans leurs archives, tous ceux qui ont reçu une image absolue de l'un des plus intransigeants et des plus justes regardeurs, se réunissent et nous montrent toutes ces images qui sont le paysage réel du monde de Serge Daney. Faisons de cette collection éparpillée des morceaux de vue de Serge Daney, faisons-en un atlas, une géographie de son monde.
C'est sérieux.
Faisons-le.

Et comme exemple de ce qu'il dit de ces cartes postales, je vous propose deux parmi tant et tant d'autres. J'ai essayé de ne pas trop choisir, de ne pas trop imaginer les images absolues de Serge Daney. Pourtant dans le stock reconnu de ma collection, il est difficile de ne pas jouer avec lui, de ne pas tenter de le reconnaître. il n'y aura pas de neutralité ici.
Alors je lui offre ces deux cartes postales :


Nous sommes à Argenteuil, place du 11 novembre. La carte postale des éditions Lyna montre la rue. 
ce qui fonde cette image, cette nécessité, est difficile à trouver. Toujours la question de ce qui fixe ici le besoin de retenir dans des limites une partie du monde est complexe. A hauteur d'homme, planté au milieu du carrefour un rien vide, l'image absolue ici maintient ce doute sur sa raison. 
Il s'agit juste de s'y reconnaître et d'y reconnaître quelque chose. A la fois une projection dans un lieu et l'invention d'une fiction. Et écrire au dos le reste de la banalité de l'image, la poésie ignorée d'elle-même.


Une carte postale de Courrières, une vue aérienne de la Cité Leclerc expédiée en 1958.
Cette carte postale offre sans doute aussi une image absolue mais c'est un absolu sophistiqué, technique et aussi parfaitement culturel.
La vue d'avion dit déjà la visée. La même que celle de la Guerre encore présente. Comme un piqué d'avion de chasse sur l'objectif. La Cité Leclerc porte le nom d'un Libérateur. Le seul vrai, pas l'usurpateur.
Le photographe des éditions Combier fait une image parfaite de la France reconstruite, une image totale celle que rêvent les aménageurs du territoire, les urbanistes et les architectes ayant trop de travail. Et l'avion passera vite au-dessus de l'exacte réplique en vrai de la maquette. Réel ou maquette, c'est fabriqué et photographié pareillement. On vivra là. Et on vivra fiers de dire Cité Leclerc comme on dira chars Leclerc. On se reconnaîtra dans ce point de vue alors qu'on n'a jamais pris l'avion.
Bons baisers de Courrières.
On écrira avec la main dressée par l'école républicaine à faire des courbes jolies et justes. On écrira l'amitié.
Bon baisers à vous Monsieur Daney.
Et merci.

Serge Daney, itinéraire d'un ciné-fils,
par Régis Debray, Pierre-André Boutang et Dominique Rabourdin.
FR3 1992.












5 commentaires:

  1. daniel leclercq2 juin 2013 à 12:09

    Place du 11 novembre à Argenteuil, le café existe toujuours. En 2007, un projet de dysnaylandrie par un émule de ce qui s'est fait AU PLAISR ROBINSON a été battu en brêche par les services d'aménagement de la ville, dont j'éatis le directeur. Ce bar est au contact d'une place très vivante centre d'un quartier populaire...on a sauvé une âme...une aménité.

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  2. Ah Daniel ! Vos précisions nous enchantent toujours ! merci pour ce témoignage sur ce lieu.
    Bien à vous.

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  3. Très belle idée les cartes postales de Serge Daney!

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  4. Bonjour Monsieur,

    Je tombe par hasard à l'instant sur votre article, j'en profite donc vous donner deux informations dont vous ne disposez peut-être pas.
    D'une part, je crois savoir que le cinéaste Nicolas Philibert envisagea à une époque de réaliser un documentaire autour des cartes postales envoyées par Daney (qui en adressa au cours de sa vie plus de mille rien qu'à sa seule mère...). Le projet n'a semble-t-il pas abouti.
    D'autre part, on peut trouver une ou deux cartes envoyées par Daney à l'acteur Melvil Poupaud dans le livre publié par ce dernier il y a quelques années. On y découvre la pratique de ce "langage très codé" qu'il évoque dans la citation que vous mettez dans votre article.

    Cordialement.

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    1. Merci pour cette information ! Il faudrait relancer ce projet de film et faire une belle exposition sur la pratique de Serge Daney...Si vous avez des pistes ! Merci en tout cas. David Liaudet

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