"... Depuis plus de mille cent quarante sept ans le Comité de Vigilance Brutaliste se réunissait pour la cérémonie du Livre.
Les Soviétiques Précieux qui formaient ce Comité arrivaient toujours par le Nord, suivant le chemin des oies sauvages bleues et les traînées pourpres irradiantes dans le ciel. Il fallait plusieurs jours pour retrouver la Centrale-Mère, celle qui explosa la première il y a plus de mille cent quarante sept années et qui était la seule digne de recevoir ainsi la cérémonie. Elle était une carcasse de rouille complétée d'un dôme brûlant encore du feu nucléaire et que les flocons de neige eux-même évitaient de toucher.
On arrivait de son kolkhoze ou de son sovkhoze couvert parfois encore de sa glace, habillé comme il se doit du couvre-chef d'herbes sauvages que chacun se devait de tresser par trois fois sur le chemin. Balançant leurs corps lourds dans la neige collante, traînant la dépouille du loup rituel depuis le début du voyage, il n'était pas rare qu'ils se perdent dans la taïga. On tuait aussi beaucoup.
Dans le coffre métallique gris était le Livre. Il était jauni d'usure mais aussi de crasse et la cérémonie étrangement ne l'épargnait pas. Le Comité de Vigilance Brutaliste devait en écouter des passages dans une nudité complète, sous la lumière jaune du feu nucléaire s'éteignant certes, mais s'éteignant lentement depuis la première explosion. Mais cela personne ne le savait vraiment car le temps n'était plus mesuré. Il n'existait plus. Le coffre du Livre c'était toujours celui de la Ville qui l'apportait. C'était son gardien, tâche compliquée et fatigante car il était difficile dans les ruines de la Ville de bien protéger et défendre le Livre des hommes à tête de loup. Ceux de la Forêt amenaient un prisonnier qu'ils devaient avoir capturé dans l'année et qu'ils auront dû former à la lecture. Seul, celui-ci devait en effet lire pour que sa peur soit la certitude du respect du texte. C'était alors la cérémonie qui commençait, on appelait cette phase sereine : Terminus radieux.
Au centre on plaçait le prisonnier, autour le Comité de Vigilance Brutaliste s'accroupissait en ne tournant jamais le dos au sud. Personne ne savait plus pourquoi et seul, sur le sol de béton gris, un S géant gravé indiquait la direction. Le Livre était alors sorti de sa boîte pendant que l'un des Soviétiques Précieux, l'un des plus grands Gardiens de la Morale Révolutionnaire entamait l'hymne de la Deuxième Union Soviétique. Entouré d'une peau de lièvre argenté, les pages maintenues fermées entre elles par un caoutchouc durci, l'autre officiant donnait alors le Livre en le présentant d'abord à l'assemblée qui était soudainement prise de râles, de cris de joie, de pleurs et parfois même de peur. On le maintenait ainsi à bout de bras, sous le ciel de béton brut parcouru de lumières jaunes. La couverture du Livre avait été blanche ainsi que ses pages mais maintenant tout cela était noirci au bord d'ailleurs imprécis de l'ouvrage. Certains grands officiants avaient même osé prétendre lors du Schisme de l'Orbise que le Livre avait perdu des pages. Ils furent jetés dans le bleu-blanc du puits nucléaire.
Sur la couverture, une seule et minuscule fenêtre rouge, une icône montrait un homme en train de marcher dans la forêt. C'était, selon l'École, l'image même d'Antoine Volodine, le Grand Liquidateur, leur guide.
Au-dessus de l'image en lettres noires et grasses était gravé dans le papier Terminus Radieux. Plus personne, pas même le Suprême Soviétique ne savait comment le Livre avait été fait et fabriqué. Il ne pouvait même pas croire que ce fut là un objet humain. Le Livre était là, depuis au moins le jour absolu qui éclaira la terre par des centaines de centrales nucléaires explosant en même temps, à la même seconde. La terre brilla pendant trente-deux années consécutives. Le prisonnier avait été vêtu de la seule peau du loup écorché. On lui enfilait la tête dans la taille ouverte au couteau du ventre de la bête, il était ainsi agrandi par la tête de l'animal. Le flot du sang lui séchait dessus. On lui donnait le Livre et il ne devait lire qu'au hasard et par saccades déterminées de manière empirique par le Suprême Soviétique. Le bourdonnement de la structure, les crépitements du feu nucléaire et l'irradiation permanente de chacun ajoutaient au spectacle magnifique de la réalisation de la prophétie du post-exotisme. Debout le prisonnier, mi-loup, mi-homme, nu dans le décor, épuisé de sa marche et de sa peur, finissait toujours par s'effondrer ne sachant plus s'il rêvait ou vivait. C'était le signal. La cérémonie prenait fin. Et les incantations terminales, les embrassades tournaient alors à l'orgie nécessaire des mélanges physiologiques et génétiques pour perpétuer la race. Le langage de queue prenait le pouvoir. Le prisonnier repartait avec l'autre groupe, il sera libéré sur le chemin du retour après trois lunes neuves et deux soleils.
Dans l'obscurité de sa boîte de métal gris, dans la tiédeur des poils argentés du lièvre, on rangeait le Livre. Alors personne ne pouvait voir briller de tous ses feux, sur la couverture du Livre, l'inscription : Terminus radieux...."
Le Comité de Vigilance Brutaliste.
Terminus Radieux
Antoine Volodine (qui m'excusera de ma manière)
Fiction et Cie, Seuil.
à lire absolument.
Pas si simple de trouver des cartes postales s'amusant de ce livre superbe.
Je vous en propose trois qui ne pourront, j'espère, que vous donner envie de le lire.
Pour ma part, depuis la Maison des Feuilles de Danielewski, je n'ai rien lu d'aussi troublant.
Par ordre d'apparition :
- Rotterdam, Maastunnel, ui'grave SPARO.
- Génissiat, vue générale, barrage et usine, Cliché Boyer, Lyon.
- Blaye, la grande découverte, édition C.E.P.A.C.I. M, photo : A. Lourenço, 1986.
LA MAISON DES FEUILLES c'est 700 pages de textes à la mise en page déconcertante,aux polices d'écritures changeantes, aux notes de bas de page plus importante que le texte...page 122 débute des lignes sur l'architecture...
RépondreSupprimer