Gilles s'amusa d'abord de cette expression inscrite en français au dos de la carte postale : pierre de touche du Monde libre.
La carte postale qu'il avait tirée d'un carnet et choisie pour être envoyée à Momo faisait ainsi acte politique en affirmant que l'ouest était la liberté.
Il ne savait pas quoi penser de cela, il s'en moquait en fait, il était préoccupé par autre chose. Et si dans le Zoo Palast il avait pris plaisir à regarder un film avec Hans dont, enfin, il pouvait profiter seul, sans sa bande de copains du hockey sur glace, il s'était aperçu aussi, pendant cette projection qu'il lui arrivait de décrocher du film, d'oublier l'écran, pour regarder Hans et s'interroger sur leur présence là, dans ce pays, dans cette langue qui lui permettait maintenant de suivre un film sans sous-titre.
Gilles doutait.
En sortant, il avait bien repris la main de Hans. En sortant, il avait bien accepté de manger avec lui une glace qu'ils avaient goulûment partagé.
Mais dès que Hans lui rappelait qu'à la fin de la semaine ils devraient refaire leurs valises pour rejoindre à nouveau l'équipe de hockey dans un bus se dirigeant vers Duisburg, Gilles sentit une profonde fatigue qui tourna immédiatement en un ennui terrible.
Ne voulant rien laisser paraître à son frère Momo pour ne pas l'inquiéter, il n'écrivit au dos de la carte postale que des phrases anodines et donna l'adresse de l'hôtel à Duisburg pour le suivi du courrier.....
....Appuyé sur la rambarde, Gilles regardait le flot ininterrompu des automobiles passant sur l'autoroute de Duisburg. Il était seul.
Il avait laissé Hans dormir à l'hôtel. Il avait regardé longuement ce corps alangui, innocent à ce qui sourdait, enrubanné dans la blancheur des draps.
Cette présence, cette masse continuaient de fasciner Gilles. Il ne pouvait comprendre comment il pourrait ne plus en être amoureux. Il gardait même, devant les hématomes sportifs de Hans cette compassion et cette admiration virile.
Hans savait toujours être drôle, d'une naïveté franche sans jamais aucune méchanceté, attentif, prévenant. Sa beauté était l'évidence même, comme une pierre immense dressée sur un chemin, comme une tour de béton s'élevant dans le bleu.
Gilles avait quitté la chambre sans prévenir Hans. Il savait que cela l'inquiéterait, il s'en voulait déjà de cette inquiétude qu'il ferait porter à Hans.
Depuis maintenant trois jours, ils étaient là à Duisburg pour des entraînements, des matchs amicaux. Gilles regardait les corps se fracasser sur la glace, suer autour des stades. Il faisait depuis peu quelques photographies des sportifs avec son appareil reflex japonais qu'il avait acheté à Berlin car un peu moins cher qu'en France.
Il saisit le Canon, visa l'autoroute et régla le temps de pose sur B. Il déclencha, laissant le temps passer sur les grains d'argent de la pellicule en pensant fortement à Hans.
Soudain, dans le viseur, alors même que la surexposition était à l'œuvre, que le flou s'organisait sans doute sur la future image, Gilles vit le visage de Momo d'une manière si nette, si claire qu'il décida de rentrer.
Momo était bien la surface sensible qui manquait à Gilles.
Arrivant à l'hôtel, Gilles ne vit pas tout de suite ce sac de toile kaki tout recousu posé contre le comptoir du hall d'entrée. Il entendit juste son prénom jeté dans l'espace.
"Gilles !"
Là, sourire éclatant, heureux de sa surprise bien organisée, Hans tenait par l'épaule Momo qui venait d'arriver par le bus de nuit.
Par ordre d'apparition :
Berlin, west-Berlin, Am Bahnhof Zoo, éditeur inconnu.
Duisburg, City und Stadtautobahn, Holsten-Karte éditeur.
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