mardi 21 mars 2023

Le Corbusier Faire/Voir ?

 Est-ce qu'à force de vouloir tout montrer des spécificités d'un espace, de sa satanée révolution, on ne finit pas par en épuiser les lieux et ridiculiser son sens ?
À vouloir mettre dans toute question architecturale une réponse originale (et qui crie son originalité), n'épuisons-nous pas le message de cette transformation ?
On pourrait bien se demander cela en regardant les quelques cartes postales qui suivent.


On peut en effet se demander quel sens pouvait avoir d'envoyer et aussi de recevoir une carte postale représentant une cuisine, cuisine qui depuis ce point de vue ne dit pas grand chose finalement de sa révolution spatiale. Elle apparait petite, tassée, comme un recoin, sans ouverture, tout ce qui tombe sous l'oeil n'est que placards et pans de mur. Depuis ce point de vue, rien de la révolution supposée de l'espace ouvert n'apparait. Il faut connaître le lieu pour y reconnaitre ce qui le caractérise. La carte postale de la cuisine de la Cité Radieuse ici pourrait même effrayer devant sa minuscule taille où certes tout est à distance du bras tendu mais où justement la taille de l'espace n'est déterminé que par cette distance. Le corps devient un pivot sous lequel tombent toujours instruments, placards, fluides. Le corps apparaitra comme submergé par les outils de la cuisine car même l'ouverture à peine visible sur ce cliché ne peut contrarier ce sentiment d'objectivation du corps ici au travail. On note que l'éditeur (sous l'impulsion de qui ou de quoi ?) précise au dos de la carte postale : "véritable petit laboratoire complètement équipé"
On s'amuse aujourd'hui de lire ainsi la fonction de faire la cuisine et des repas reliée à un autre monde. Faire la cuisine et nourrir la famille serait donc uniquement une fonction utile, pratique, scientifique pour laquelle tout devrait être orienté, produire une efficacité parfaite. Le cuisinier ou la cuisinière est donc un laborantin ou laborantine exécutant une tâche et non une certaine idée du partage. Il faut exécuter cette tâche finalement en rêvant de l'achever au mieux, rapidement, sans que la participation, l'improvisation, le génie de l'économie ou même du spectacle de la cuisine soient à l'oeuvre. On notera que cette carte postale fait le choix de ne pas animer le lieu par les patriciens à la différence de celle-ci :
Est-ce qu'ainsi, vidée, la pièce serait plus encore dans l'ordre froid de sa fonction et moins de son ergonomie ? Aucun des placards de Perriand ne sont ouverts, aucune épluchure de patate sur l'évier, aucune soupe en train de mijoter. Même si cela peut paraitre étonnant, je pense pourtant qu'il s'agit bien de la cuisine de quelqu'un, que nous ne sommes pas dans un appartement témoin. Quelques indices trop étranges servent ma certitude : le choix de certaines vaisselles et les objets posés sur le si célèbre...passe-plat...
On imagine la mise en place avec les habitants, les choix de vider le lieux, de le ranger, de le briquer : tout brille sous le flash du photographe des éditions Ryner. Mais ce n'est pas là non plus le signe d'une mise en scène dictatoriale décidée par l'architecte, c'est un accord entre le commun et le général, entre le type et la vie. Faire voir. Faire/Voir
On a perdu aussi le coté ludique de la cuisine presse-bouton de Madame Arpel. Ici, la cuisine-laboratoire n'est pas une cuisine-cockpit de fusée spatiale.
On notera la seule fierté technologique de ce laboratoire : le petit électro-ménager posé ostensiblement sur le plan de travail mais même pas branché.






Ce désir de projeter partout l'absolu de la beauté, sur tout objet, toute fonction pourrait donc bien être un rien épuisant, si ce n'est ridicule, un peu comme un restaurant en forme de canard sur le bord de la route. Pourrait-on donc oser dire qu'il était bien inutile de vouloir faire du beau avec le collecteur des déchets de la Cité Radieuse ? À quoi donc pouvait bien servir cette gesticulation esthétique sur un objet si pragmatique ? Quelle peur cela tente d'effacer ? Pourquoi donc vouloir faire de cet objet une sculpture ? C'est sans doute là la preuve que Le Corbusier n'est pas tant que ça un brutaliste préférant faire disparaître  une fonction sous la coquille d'une esthétique. 



Ou, avec humour, Le Corbusier et ses collaborateurs, auront voulu nous faire un pied de nez. Le retournement de sens de l'objet devenu le plus sculptural de la Cité Radieuse (sculptural au sens que sa fonction est largement dépassée par son esthétique) sera le point d'étonnement de tout visiteur voyant là le degré d'attention au maximum pour l'un des objets dont la fonction est la moins ragoutante. Ah ! Même là, le Maitre a posé sa patte, son style ! Quel sens du beau ! Quel attention portée à tout même à ce qui, finalement, ne le réclame pas vraiment ! 
J'aime infiniment ce petit bunker, ce petit caillou arrondi comme un galet sur lequel une feuille de béton est venue faire de l'ombre. Le gardien de la Cité Radieuse devait aimer se rendre dans cette petite chapelle des ordures de la Cité Radieuse, faisant du cheminement des poubelles de la Cité vers la rue, une sorte de pèlerinage joyeux... Quelle ode au beau partout disponible, partout nécessaire, partout aveuglant. Tromper la fonction par l'esthétisme trop marqué est-ce la le dernier ressort de séduction du fonctionnalisme ?
Et surtout, comme preuve de cette réussite, voilà même que, devant tant d'étonnement et de beauté, le désir d'en faire une image, une carte postale devient presque normal. Car pour quel autre bâtiment, le collecteur des poubelles mérite-il donc ainsi d'être montré et diffusé ? Et si la folie du Fada était justement démontrée par ce désir incontrôlé de voir partout des objets nécessitant l'amourachement de l'esthétique ? Trop en faire pour Faire/Voir.

Et les Aficionados repéreront aussi les lampes en béton dans les allées : tout à l'unisson de la surprise du beau.
Mais ne vous y trompez pas : j'aime cela. Je dois même dire que cela m'est nécessaire. Car, justement, cette surcharge d'attention esthétique est ce qui définit le mieux Corbu. Aimer tout, aimer faire de tout un geste, une chance. 
Avoir de l'égard. 
Et si on aime aussi son génie quand il s'exerce sur le pragmatisme moral des défauts (le banchage qui déborde) on peut aussi voir dans de tels gestes, presque inutiles (certainement inutiles) sa puissance poétique car alors c'est l'autonomie du sentiment esthétique qui prend le dessus et c'est bien là l'une des parts importantes de l'architecture. C'est pour cela que les détracteurs de Corbu n'ont rien compris : son fonctionnalisme n'est pas une réduction ni un maniérisme mais il est le socle à un autre ordre du Monde, celui de la poésie, de la beauté,  au bord oui, et c'est certainement étonnant de l'entendre pour Corbu de l'inutile. Ce qui fait la différence entre l'ergonomie et le geste.

Pour revoir la cuisine chez Corbu :

Pour comprendre le dépassement du fonctionnalisme :

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire