Mon amie Cécile Desvignes me demande gentiment de donner ma définition du mot Brutalisme. Il faut dire que depuis quelque temps, c'est vrai, je râle un peu contre une usurpation de ce terme par des auteurs qui me semblent faire un peu vite un amalgame entre une utilisation visible du béton et le Brutalisme.
Ce qui suivra sera donc pour moi, ma définition du brutalisme et je dis bien pour moi.
Je tiens aussi à dire tentative de définition.
Autrement dit, je m'autorise même la contradiction et le droit de changer d'avis. Et je ne relis le texte de Banham qu'après avoir écrit cet article ci-dessous et c'est amusant l'image que j'en ai gardée...
Toutes les citations sont reportées en fin d'article.
Je commence :
Le mot Brutalisme est lié, pour moi, d'abord, non pas à un matériau précis mais bien à une attitude vis-à-vis de l'utilisation d'un matériau en architecture. Ainsi Banham utilise-t-il l'exemple de Peter et Alison Smithson et leur architecture aux matériaux divers pour poser d'emblée cette question de l'attitude des architectes face à leur mode constructif. Il s'agit en quelque sorte d'une vérité du matériau, voulant comme par une éthique du bâti, mettre au devant, de manière visible, sans pudeur, ce qui construit. En ce sens on pourrait donc facilement trouver du brutalisme dans des architectures bien avant le XXème siècle comme des architectures vernaculaires, paysannes, utilitaires. Il pourrait bien y avoir un brutalisme de la cabane en rondin, (voire le Murondins de Corbu) la cabine Fillod ou la Tour Eiffel dont la transparence conceptuelle aussi bien qu'esthétique est totale. Banham parle lui du hangar.
En parlant d'absence de pudeur, je voudrais vous faire partager cet extrait d'article* paru dans L'Architecture Française qui parle de nudisme en évoquant la présence sans fard du béton dans les constructions et illustre cet article avec l'image d'une architecture d'Auguste Perret ! Qui oserait pourtant qualifier Perret de brutaliste ou même de nudiste du béton ? Pourtant, je trouve que ce terme de nudisme aurait bien mérité une fortune critique plus grande car il retire à celui de brutalisme une force guerrière et belliqueuse qui ne lui sied par toujours...
Sans doute qu'en français il faudrait surtout trouver dans le brutalisme une forme de franchise. C'est là que l'histoire du XXème siècle revient en force avec, par exemple, les Cités Radieuses de Le Corbusier et le traitement un rien brut de leur matériau. Reyner Banham voit dans les épaisseurs assumées des banchages, les raccords joyeux et sans retenue du béton, une affirmation un peu crue de ce qui constitue la peau de la construction et fait lire par l'œil autant que par la main, la réalité de son état constructif. À partir donc du modèle de Le Corbusier, qui a toujours chanté le béton comme un épiderme parfait mais aussi comme un modeleur d'espaces, on a souvent associé le brutalisme à des architectures au caractère formel affirmé, puissant, souvent à la géométrie franche qui ne désirent d'aucune manière une intégration dans leur environnement. Pourtant Le Corbusier, loin de vouloir nier le paysage, pense souvent comme Aalto d'ailleurs que l'architecture se doit au minimum de le compléter... Mais on oublie parfois que le brutalisme n'est pas seulement une forme et une esthétique qui serait celle d'une naufrage assumé d'une forme dans un lieu mais se doit de dire (avec vérité) et de raconter (avec poésie donc...) sa structure.
En France, on parle aussi souvent de rationalisme lyrique, expression absente chez Banham. Car on pourrait bien être embêté avec le brutalisme qui semble souvent associé à l'angle droit, au cubage et peu à la courbe. Pour que la courbe soit brutaliste, il faut qu'elle soit avant tout déterminée par une technicité qui en fait un exploit, un geste, une économie aussi. Le béton tendu sur une double courbure a souvent trop à voir avec une gestuelle libre et dansante qui, même si toute de franchise, ne semble pas pouvoir répondre à la définition du brutalisme. La courbe, combien même fille d'une haute technologie et d'efforts bien conduits, laisse l'œil tranquille à ses forces. C'est bien ce que j'avais raconté à Monsieur Claude Parent et qui lui avait plu (merci Monsieur Parent) en affirmant que Sainte-Bernadette-du-Banlay, bien qu'affichant une image brutaliste et guerrière n'est rien moins que deux voiles de bétons séparés par un vide, vide qui à mon sens est la vraie grotte de Nevers. Image d'un poids lourd fait d'une feuille de béton...
Ainsi on pourrait opposer facilement en France deux églises : celle de Royan et celle du Banlay.
À Royan, on a certes une utilisation affirmée du béton mais l'ensemble, de par la forme du plan, l'utilisation des V Laffaille, et l'élan de son clocher, n'est cependant qu'une forme d'église reprenant les codes traditionnels d'orientation et de fonctions. La seule et très belle modernité de Royan tient dans l'utilisation de deux modes de constructions associés : le V Laffaille produit d'abord pour des bâtiments techniques et le toit en paraboloïde hyperbolique (double courbure ou selle à cheval). Il y a bien là une rationalité de l'économie de construction et de l'ingénierie... et un lyrisme formel apparent. Un chef-d'œuvre donc.
Gillet permet à tous de lire depuis le dedans et le dehors de quoi son architecture est constituée et en affirme même l'élan, la hauteur, et les caractéristiques techniques essentielles. Il s'agit bien là d'un nudisme si ce n'est d'un brutalisme. Monsieur Parent m'avait confié qu'il ne la trouvait pas très bien dessinée mais il en aimait le raccord au sol qui donne à l'église de Royan, une sorte de socle puissant et épais très très convaincant et assez brutal en effet.
L'église du Banlay, on le sait, elle ne le cache pas, joue par contre d'une ambiguïté d'image. Elle est d'abord pour le visiteur une autre architecture, autrement dit, elle se refuse à son identification première, autrement dit encore, elle joue avec notre culture de l'œil... Elle est un bunker. Ce déplacement d'image crée chez le visiteur un choc sur la présence d'un tel objet dans un tel espace avant même d'en savoir la fonction. De plus, alors que les bunkers souvent font dans le paysage une sorte d'apparition soudaine et peu prévisible, ici Messieurs Virilio et Parent ont comme dévoilé le bunker, l'ouvrant à la perception de tous côtés, le désensablant en quelque sorte. On pourrait même voir dans le dessin de sa base comme un socle soulevant les obliques des coquilles. L'échelle également est un peu supérieure à l'idée que l'on se fait du bunker, du moins de sa masse révélée. Là également, le béton est franc, nu, visible, palpable (ça c'est très important). Mais peut-on parler de brutalisme ? D'après Claude Parent lui-même... Non ! Même s'il nous fit l'honneur d'accepter d'être le parrain du Comité de Vigilance Brutaliste ! Alors ? Alors sans doute que trop marquée par des théories avant tout spatiales et optiques, obtenant sa forme par citation d'une autre, déjouant la rupture en affirmant un symbolisme ravageur, l'église de Banlay bien que possédant des atouts évidents d'un brutalisme d'apparition, de surgissement, est trop un objet de projection pour appartenir à ce mouvement qui, d'ailleurs est plus une incantation visuelle qu'une réflexion architecturale étendue.
La confusion viendra trop souvent que brutalisme et brutalité peuvent avoir en commun une image et que les reliques de la guerre servent cette confusion. Les bunkers sont brutalistes, Banlay est lyrique. Oui, je sais, vous doutez.
Alors aujourd'hui, on met à la sauce du Brutalisme tout un tas (c'est le moment de le dire) de bâtiments qui affichent leur béton, leur forme, leur masse sans remords. On confond donc brutalisme historique et néo-brutalisme. Mais quoi de commun entre les tours de Gérard Grandval à Créteil et la Cité Radieuse de Le Corbusier ? Quelle proximité entre les voiles de béton ripolinées de blanc de la Grande Motte et le Tricorn de Owen Luder ? Rien... À moins que du brutalisme ne reste que le surgissement soudain, la rupture avec l'environnement, le sentiment d'une création ex-nihilo comme posée là sans égard. On notera que le livre Archi Brut de Peter Chadwick fait bien le jeu de cette confusion en osant affirmer qu'il s'agit d'un mouvement. Ce manifeste visuel n'est qu'un ramassis joyeux et beau d'images d'objets bétonnés ou pas, que l'auteur, par des jeux de découpages, de remise en page et d'écrasement par le noir et blanc, tente vainement d'associer... Faire un beau livre pour populariser une architecture mal aimée (croit-il) c'est touchant, faire une liste sans analyse d'architectures c'est moins intéressant. Il suffit de lire le crédit photographique de l'ouvrage pour comprendre le bordel de cette iconographie ! La suppression de la couleur et de la polychromie des bâtiments est d'ailleurs l'autre signe douteux de cette édition, c'est justement oublier la citation de Peter et Alison Smithson imprimée dans ledit ouvrage.
Le Brutalisme c'est d'abord une éthique, celle d'une architecture déterminée par son programme puis par ses moyens et enfin par la clarté du plan qui ne sera que l'expression de cette réflexion. Il ne devrait pas y avoir de brutalisme malhonnête, Monsieur Chadwick. Et les joies optiques et cinétiques du béton architectonique en sont le reniement même !
En ce sens, certaines barres du Hard French, certains de nos chemins de grue mal aimés et moins Vintage sont bien plus brutalistes que les tours de Rem Koolhaas. La présence ne fait pas l'essence.
Alors si je me réjouis de Owen Luder, si j'aime arpenter la fonction oblique de Sens, si le toit-terrasse de la Cité Radieuse (en cours de privatisation) est l'une des plus belles promenades architecturales, si le soleil éblouit mes yeux quand il passe sur les volumes de Pierre Puccinelli et Roger Anger, je me garde de trop vite les croire brutalistes.
Peter Chadwick a cru trop rapidement que rassembler toutes les Ugly architectures du Monde, que de suivre à rebours le Prince de Galles, que de jouer avec les images serait suffisant pour faire un inventaire et être l'inventeur d'un genre. C'est une erreur éditoriale grave. Émile Aillaud et Dominique Perrault doivent bien rigoler de se voir ainsi baptisés d'architectes brutalistes ! Et la mise en noir et blanc des tours de Nanterre d'Aillaud, l'éradication de la poésie de la couleur par Fabio Rieti sont un aveuglement de l'auteur qui confine à... euh... comment dire, un manque de morale ?
On sent dans l'ouvrage de Peter Chadwick l'envie d'être dans le coup en mêlant citations de J.C. Ballard, Joy Division ou Le Corbusier. Une pop attitude un peu épuisante confondant son attachement et sa surprise avec une tentative d'analyse.
Mais bon. Il aime. Moi aussi. Partageons ça.
Tout ce qui permet, sans héroïsme de l'auteur (qui se croit l'inventeur), de faire aimer et partager l'architecture moderne est utile même au risque d'un fourvoiement de l'histoire de cette architecture et de sa représentation.
Alors, pour moi, Cécile, le Brutalisme, c'est à la fois le Tricorn d'Owen Luder, c'est le système Camus de préfabrication lourde, c'est Talmont, c'est un bunker renversé sur la côte, ce sont les parpaings nus et les plaques de béton de ma maison Phénix, c'est surtout, surtout l'expérience soudaine, incontrôlable, puissante, d'un espace poétique, lourd, sur lequel l'œil s'écorche et la main se réjouit. Caresses de béton, palpation de la structure, essence même de la fonction. Érotisme fulminant du matériau nu.
Tout le reste n'est que décor ou image et, oui, ce n'est pas grave. Vraiment pas grave.
En espérant, Cécile, avoir répondu à votre attente.
Bien à vous.
Par ordre d'apparition :
*L'Architecture Française, 1943, François Vitale.
Le nouveau brutalisme, Reyner Banham, 1955, réédition par la revue Marnes, 2011.
Archi Brut, Peter Chadwick, édition Phaidon, 2016. Ne l'achetez pas, faites-le vous offrir...
Reyner Banham :
Peter Chadwick :
La merveilleuse foire à tout du crédit photographique...
Donc :
Bravo, il faudrait un colloque, et je veux une invitation. Le sujet est déterminant et j'aimerais pouvoir raccorder ça à l'aventure des meubles... Comme toutes les autres catégories, celle du Brutalisme souffre d'être une « vue de l'esprit » ayant pour avantage de rassembler un paquet d’œuvres singulières sous une seule appellation. C'est mémorisable, surtout si l'on ajoute 3 vedettes, 2 dates et 1 recette. Bientôt, M. Tout-le-Monde en parlera de ce brutalisme. Cependant, en creusant, on comprend que la recherche des frontières est sans espoir, chacun a sa petite part de brutalisme depuis le premier caillou taillé jusqu'à l'ultime gadget usiné. C'est pourquoi il faut parallèlement se souvenir que les architectes du Mouvement moderne ont voulu croire à la fin des styles : combien ont entretenu l'espoir que le « style international » d'Hitchcock et Johnson serait universel et intemporel dans un Positivisme frais et pimpant ? Tout juste admettaient-ils les changements provoqués par les innovations sociales ou techniques. Comment ces géants croyant porter la Vérité nous regarderaient-ils aujourd'hui brandir ces « ismes » idéologiques comme des formules « stylistiques » : rationalisme, cubisme, ossaturisme, nudisme, purisme, lyrisme, brutalisme... Maintenant qu'un gouffre nous sépare de la Vérité moderne, assumons donc notre exorde. Il faut admettre qu'un regard en arrière montre la persistance des vagues stylistiques, après les styles assumés de 1900 et de 1925, et avant le « postmodernisme » tout aussi assumé. Dans l'entre-deux, le découpage catégoriel des formes est encore possible et souvent pertinent. Mais il faut surtout réapprendre à déterrer les idées derrière ces formes.
RépondreSupprimerCe que le « new brutalism » indique, c'est l'amorce d'une conscientisation de la fin de la Modernité par les protagonistes du mouvement moderne eux-mêmes, moment officialisé par le Team X. Cette ultra-modernité qu'exprime le Brutalisme adhère volontairement à sa propre relativité, plutôt qu'au principe d'une absolue vérité. Elle n'est plus « économique », elle devient « reconnaissable et mémorable », c'est à dire exagérée, auto-référencée, baroque. C'est pour cela que nous l'aimons encore plus, car nous aimons les codes modernes. Car nous avons aussi la culture permettant de les identifier. Il est possible (et probable dans le champ d'interprétation marxiste qui régnait après-guerre), que ces ultra-ultimes-modernes aient encore cru en la vérité de la matière, qu'elle eût pour eux le sens d'un dernier espoir. Souvenons-nous, la même crise s'est produite lorsque la croyance en la Vérité antique du Classicisme s'est effondrée et qu'il a bien fallu créer, lucidement, un langage néo-classicique. On l'a fait sans y croire vraiment, à défaut de mieux (comme on continue de nos jours à répéter les légendes du Progrès et de la Croissance). Si nous étions définitivement émancipés des « modernes », alors nous parlerions de « baroquisme moderne » (beurk !), de « modernisme » (quelle horreur !), de « néo-moderne » (bof !). Gardons Brutalisme, signons ainsi l'apparition d'une « irrégularité » que d'aucuns verront inévitablement comme le signe même de la laideur, comme un germe poussant sur la peau délicate d'une pomme de terre. Beau, laid, peu importe, c'est dans ce germe que se trouve l'avenir, pas dans la patate.