Lorsque je suis arrivé hier à l'agence et que j'ai descendu l'escalier vers la pièce des archives, malgré tout, malgré la prévenance de Jean-Jean, je m'attendais à revoir Denis.
Pourtant, le brouhaha des voix masculines entremêlées, les intonations pointues que je savais de Jean-Jean, tout aurait pu, de marche en marche, me faire comprendre que l'autre, celui qui discutait n'était plus Denis mais Walid.
Je dois l'avouer cela me gêna un peu, comme une jalousie étrange. J'essayais de n'en rien faire paraître avant tout pour Jean-Jean qui me reçut en me prenant par l'avant-bras gauche et en me tirant un rien vers Walid. Je vis une figure ronde, joviale. Le mot jovial avait dû être inventé pour cette figure. La peau légèrement basanée ne sachant dire s'il s'agissait d'un atavisme familial ou d'une vie au grand air, une barbe naissante affirmée certainement depuis une adolescence de l'avant-veille, des yeux ronds grands ouverts et surtout d'un brun sourd, Walid fut immédiatement timide. J'eus droit à un sourire simple puis un bonjour à peine ânonné puis enfin, comme tombant dans un silence d'observation, plus rien d'autre que des gestes allant de se tapoter l'index sur la bouche pour soutenir une affirmation de Jean-Jean ou une manière très particulière de poser son cul sur la table de l'arrière-grand-père, geste que jamais je n'avais vu personne oser faire ici. Nous discutions de l'exposition, Jean-Jean prenait là un document, ici une photographie mais nous savions tous les trois que cette réunion avait un caractère plus particulier.
Walid savait qui il remplaçait.
Il fallait donc beaucoup de tact, de patience, de petits signes pour lui faire comprendre que je n'avais rien à voir dans cette histoire et que la seule chose importante était leur bien-être à tous les deux. Je ne sais plus pourquoi, sans doute une faute d'accord ou un lapsus évocateur, nous éclatâmes de rire tous les trois ensemble en prenant comme point d'appui Jean-Jean qui se laissait ainsi martyriser. Je vis alors Walid le prendre par le cou et lui asséner une petite tape sur le bas du crâne. Ils se chamaillèrent un rien et Walid prit le dessus en affirmant d'un coup :
"Ba voilà, fais comme tu veux ! "
Je me permis de leur rappeler que nous avions un travail à faire et, alors que je partais dans un discours réprobateur sur l'avancement du classement, Walid, sans mot dire, me tourna le dos et partit au fond de la pièce. Il revint tranquillement avec une pile bien droite de documents, tous parfaitement rangés.
"Voilà, David, ce que vous aviez demandé. J'ai rangé par année avec en sous-groupe par ordre alphabétique les lieux, les types suivant votre liste, les architectes puis enfin les collaborateurs. Je me suis permis de faire un dossier "choses inclassables selon les critères de David."
Cette dernière partie nous fit rire tous les trois mais surtout, c'était là la première phrase que Walid m'adressait directement. Je reconnus aussi l'écriture de Denis sur certaines des chemises en carton.
- Denis avait bien avancé, vous savez, j'ai seulement repris là où... euh... il avait dû arrêter, me dit alors Walid.
Il y avait dans la conjugaison du verbe devoir par Walid une politesse sensible.
Sur les dossiers, le mot Maroc était tremblant. Le mot Suisse plus appuyé.........................................
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Jocelyne regarda le train partir pour Marseille. Elle fit, comme dans les films d'amour qu'elle aimait tant, un dernier signe de la main à Jean-Michel qui partait pour le Maroc. Elle savait que ce qui la séparerait maintenant de lui ce n'était pas tellement les kilomètres que le temps nécessaire à ce nouveau chantier. Ce nouveau et important chantier, car, pour la première fois, Jean-Michel venait de recevoir une commande pour l'Afrique du Nord dont il ne connaissait rien. Royan se montait tranquillement et ses plans devaient encore attendre un peu pour passer au chantier, Mulhouse et Guth le laissaient partir pour ce mois au maximum. Ce que ne savait pas Jean-Michel c'est qu'il ferait dans ce Maroc une rencontre singulière, l'une des plus importantes de sa vie, celui du cadeau d'un fils offert par sa mère. Là-bas, grandissait déjà dans les bras de Yasmina, Mohamed. Tous deux ne se doutaient pas non plus de la venue vers eux, d'un amour inconditionnel.
Jean-Michel regarda d'abord le paysage comme suspendu à la disparition de la silhouette de sa jeune femme, il regarda le flou du premier plan laissant, derrière la vitre, la netteté du second puis du troisième, toujours plus lent, comme si l'horizon en frottant la vitre ralentissait le passage du paysage. Jean-Michel avait salué tout le monde dans son compartiment, il avait trouvé sa place, avait fait mine de n'avoir rien envie de partager et tout en souriant à une très jeune enfant jouant avec une poupée, il avait sorti un roman policier acheté sur le quai par Jocelyne. Il essaya de se perdre dans l'histoire, d'être malin et de décrypter dans l'écriture les indices qui y étaient cachés par l'auteur pour trouver avant la fin du roman le coupable. Mais il pensait à son voyage, le train, le bateau, la rencontre avec l'un des architectes à Marseille, la visite du chantier finissant de la Cité Radieuse et puis le départ pour Casablanca.
Il devait en effet rejoindre Desmet qui l'accompagnerait jusqu'à son bureau marocain pour la mise en chantier d'une tour dont la structure devait être parfaitement calculée. Il avait déjà un peu étudié par conscience professionnel le projet des architectes suisses associés au projet, une autre tour, cette fois construite à la Chaux-de-Fonds dont le modèle était très proche. Jean-Michel Lestrade était un homme de terrain au sens propre du terme. Il lui fallait toujours voir le sol, toucher la terre, entendre les rapports sur les fondations du bâtiment car, il disait que son travail ne pouvait jamais être identique sur un sable, une boue, un schiste. Il aimait la géologie des bâtiments. Pour Casa, on lui avait envoyé un rapport détaillé des sous-sol mais qui était un rien ancien et peu éclairant. Combien d'appuis ? Combien de puits de béton coulera-t-on dans le sol de Casablanca pour monter une tour de cette envergure ? Toujours, il y avait tout à construire............................................................................
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Yasmina avait saisi fermement le blouson de cuir de Paco. Elle avait resserré son nœud de foulard sur les conseils de Jocelyne. La moto ne lui laissa pas le temps de s'habituer au confort un peu mou du tansad que déjà le vent et la vitesse lui procuraient une joie intense. Elle se rendit alors compte qu'elle avait même en cet instant oublié de saluer son Momo accroché lui, dans les bras de Jean-Michel et qui, tous deux, la regardaient partir. Elle tenta de se retourner mais n'avait que peu de place avec la visière de son casque et surtout, le virage pris, elle savait que c'était trop tard. Elle ne sut pas alors dire si ses larmes étaient de la joie de partir, du vent dans ses yeux ou de ce regret d'un au-revoir loupé avec son fils. Elle se rapprocha du dos de Paco, le serra intensément. Elle ne voulait plus faire qu'une seule personne, une masse ferme qui ne pourrait pas tomber. Elle ne savait pas pourquoi mais elle en était certaine, Paco souriait.
- Ousékéva Maman, demanda Mohamed à son père adoptif.
- Se promener avec Paco, lui répondit Jean-Michel. Ils reviennent demain. Et toi, ce soir, tu vas au cinéma avec ton frère !
- Vrai ? Qu'on va voir quoi ? demanda Mohamed.
- Eh bien, je crois que c'est un film de cape et d'épée, avec Jean Marais.
- Dekapédépé ? C'est quoi ?
- de cape... et... d'épée... Tu vois ? Avec des brigands.
- Ouais, tu verras, ça à l'air d'enfer, j'ai vu l'affiche hier, reprit Gilles.
- Allez ! On rentre ? Je vous fais un goûter et on file au cinéma. Jean ? Tu prends la voiture ou on ira à pied ? demanda Jocelyne.
- On ira à pied, en famille, tous ensemble.
Mohamed descendit des bras de Jean-Michel.
Yasmina descendit de la moto de Paco.
La mer était plate. Paco souriait.
par ordre d'apparition :
carte postale éditions A.P.P.I, G. Audissou, Casablanca, immeuble Romandie.
L'éditeur nomme bien Messieurs Gabus et Dubois comme architectes en Suisse et Messieurs Desmet et Maillard comme architectes à Casablanca. Fonds Lestrade, ne pas dupliquer sans autorisation.
Nous reviendrons prochainement sur ces architectes.
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