mercredi 18 janvier 2023

La photographie et le sentiment architectural

 J'ai déjà évoqué avec vous ce moment particulier qui fait que l'oeil et la main dans le tas de cartes postales s'arrêtent en même temps sur une carte pour la sélectionner.
Souvent d'ailleurs, la main va trop vite et il faut revenir en arrière, l'oeil ayant cru reconnaître dans le défilement des images la possible carte qui fera un article.
Mais comment nait cette disposition à produire un sentiment architectural ? Comment, là, dans ce cadre, pourraient bien se montrer une particularité, une originalité architecturale ou, au contraire, une image qui serait l'attendu de cette sélection ?
Car, si il est aisé de reconnaitre une icône (c'est là oeuvre de mémoire), il apparait plus étrange que nous puissions en un coup d'oeil rapide avoir la certitude qu'il se passe quelque chose.
Il s'agit à la fois d'une projection sur des signes et d'un sentiment global, une impression, quelque chose qui appuie littéralement comme un interrupteur qui s'enclenche.
Par exemple :


Cette carte postale m'a immédiatement séduite par la composition, par la symétrie, par la chaleur du champ coloré et par la disposition étrange des espaces déployés. Je n'avais jamais vu ni cette carte postale, ni cette architecture et je fus heureux de trouver au dos le nom de l'architecte : Monsieur Barrière.
Nom lui aussi à moi inconnu et qui ne permet donc pas d'avoir en quelque sorte une habitude de son écriture. Pourtant si je ne reconnais pas son écriture, on peut tout de même se dire qu'on reconnait son vocabulaire. Faisons un peu de sémiologie.
Les colonnes réduites en poteaux, le carrelage chaleureux, la baie vitrée qui couvre ce qui fait une rue intérieure en pente, la passerelle radicale et brutale qui forme une horizontalité nette et même les globes lumineux racontent l'époque, tout comme les gardes-corps. Tout cela est moderne dans les formes mais adouci dans les matières qui se veulent chaleureuses et rassurantes. On hésite entre plein de références allant d'un Edmond Lay (Frank Lloyd Wright), un Henri Sauvage (revenu des morts dans les années 80), d'un pragmatisme joyeux d'un Sarfati ou même d'un Lucien Kroll (je pousse).
C'est un menu un rien riche ! Et je sens bien que je danse sur les signes. Que pourrais-je faire d'autre d'ailleurs depuis ce qui reste une image et qui se dérobe donc à mes connaissances que j'aurais pu avoir avec un entretien avec l'architecte, une lecture du programme ou même un texte critique.
N'oublions pas que nous sommes isolés face à ce genre d'interrogation que seule notre culture de l'oeil peut permettre de décrypter mais aussi de nous égarer parfois.
Mais j'aime alors le sentiment de cette image. Je me permets donc d'en juger la qualité alors même, bien entendu, que je ne le fais que subrepticement, presque par effraction de l'image. Serais-je aussi convaincu si j'allais sur le lieu ? Est-ce que finalement ce point de vue n'est pas là aussi pour tirer tous les avantages plastiques d'un lieu moins puissant qu'il ne pourrait me paraitre ou, au contraire, confirme-t-il l'originalité et la beauté de cette écriture ? Ce point de vue est-il autant construit par l'architecte que par le photographe des éditions Elcé ?
Suis-je subjugué ou suis-je juste bien informé ?
Comme il est coutume dans ce cas-là, la seule réponse serait : il faudrait aller voir. L'association des deux verbes les plus importants du lexique du photographe et du critique d'architecture. Mais pourquoi donc ?
Pourquoi cette obligation morale de comparer notre sentiment architectural construit depuis des images à une réalité physique de la visite qui serait, toujours considérée comme l'absolu de la pratique architecturale ? Pourquoi donc ne pourrions-nous pas aussi aimer (et voir) une architecture seulement depuis un cadre d'image et en déterminer des qualités et des défauts en amont ou en aval d'un sentiment architectural positif ou négatif d'ailleurs ? Autrement dit, une mauvaise architecture peut-elle prodiguer un sentiment architectural positif depuis une image et une bonne architecture peut-elle ne pas être convaincante lorsqu'elle est photographiée ?
Ce conflit n'en est pas un. Finalement, ce qui compte c'est bien que je puisse être là et cela depuis une image. Ce qu'on me donne à voir ne doit pas forcément s'étendre à ce que je suis supposé ne pas voir. Et, à genoux, dans le froid du petit matin, si cette image fut assez forte pour sortir du lot et me sortir de ma léthargie c'est bien qu'elle possède en elle quelque chose qui me contente. Pourquoi devrais-je remettre en doute ce qui est aussi du réel : mon sentiment. Et ce n'est pas une trahison du réel, ce n'est pas un manque de vérité. Arrêtons de nous inquiéter des images, arrêtons de les mettre en doute. 




Comme souvent dans les boîtes à chaussures, on trouve deux cartes d'un même objet. Voilà que le tri me fait sortir cette autre image de la Résidence Art et Vie de Carcans-Maubuisson car c'est bien d'elle dont il est question ici.
J'avoue alors, depuis cette seconde carte, essayer de retrouver la jubilation de la première mais mon sentiment architectural est bien moins fort. Par contre, je m'amuse de mon sérieux et immédiatement, je m'entends écrire cet article, me dire que j'ai là un objet de réflexion sur le sentiment architectural et sur la déception possible du réel alors même, qu'une fois encore, je ne suis que devant une photographie. Là aussi, j'exerce mon vocabulaire avec mes connaissances de l'architecture et à ce que l'oeil croit décrypter. Et c'est le même registre qui monte : modernité adoucie, presque un vernaculaire fonctionnel. Faire local mais moderne, pratique mais chaleureux. On sent aussi le travail sur la pente, ce qui expliquerait la rue intérieure fracturant le bâtiment en deux et qui prend en compte la promenade architecturale sur la pente du terrain : bien vu l'architecte !
Alors si je ne sais pas grand chose depuis cette analyse du travail réel de Monsieur Barrière son architecte, si je ne peux pas dire que j'ai vu son architecture, je me sens tout de même en droit de dire que j'en ai fait la visite. Certes, une visite partielle mais une visite tout de même, car, ce que je visite alors ce n'est pas tant un bâtiment qu'un espace intérieur, une sorte d'immense commode ou un meuble à tiroir dans lequel je puise (et épuise ?) tous mes fiches bien ou mal rangées, les indices, mes références. Vous savez, ce meuble intellectuel est aussi important que le déplacement dans le réel et, croyez-le ou pas, il ressemble beaucoup à ce à quoi ressemble justement, dans le réel, ma collection de cartes postales ! Des boites et des boites, des fiches et des fiches, des classeurs et des classeurs...
Pirouette !

Pour revoir des cartes postales de Carcans-Maubuisson :

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