dimanche 28 avril 2024

Hétérotopie Mystère Frisson

 Dans ma collection, il y a beaucoup de cartes postales dont il m'est assez difficile de dire pourquoi je les achète. Montrant des espaces, des lieux, ces cartes racontent finalement peu l'architecture et sont bien moins identifiables comme des images descriptives. Du moins, il est plus difficile de comprendre leur raison et leur espace, mêlant les deux notions dans un sentiment d'étrangeté et de doute sur la nécessité de leur édition. Martin Parr a tenté de dire Boring Postcard mais même ce grand photographe et collectionneur ne semble pas vouloir prendre en compte ce malaise de la destinée de ces images ainsi éditées dont on ne sait si ce malaise est de hasard ou bien souhaité et même recherché par les photographes de cartes postales. Il s'agit donc d'interroger leur naïveté d'image ou leur position affirmée. Je crois plus en la seconde.
Restent donc des photographies éditées en carte postale dont on ne sait pas vraiment où les classer mais dont l'intérêt est immédiat, reconnues de suite comme produisant une émotion, une interrogation parfois étrange, presque au bord du malaise psychologique, du doute métaphysique. Alors, je le vois arriver le fantôme de Michel Foucault et son invention de l'hétérotopie. Je le vois arriver avec son cortège de ceux qui l'ont lu et de ceux qui ne l'ont pas lu. La tarte à la crème de cette hétérotopie qui a pris dans les écoles d'art la place qu'avait simplement l'étrangeté est maintenant galvaudé, écoeurante, collante.

Ici, bien loin de Michel Foucault dont on ne sait rien, nous nous plongerons dans la naïveté sauvage de notre rapport à ces images, dans notre sensation, dans un imaginaire trouble. Nous n'en demandons pas plus à ces images. Mais nous pourrons tout de même, dans le même mouvement de doute, reconnaitre qu'elles sont parfois des œuvres conscientes, construites pour nous et, parfois aussi malgré nous, malgré sans doute aussi le photographe ou l'architecte du lieu ainsi cadré. Tout tient d'ailleurs dans cette dernière idée : un cadre. Et, s'il vous plait, ne tombons pas dans l'idée de sa violence, de son autoritarisme. Non, le cadre photographique ce n'est pas plus surveiller que punir, le cadre photographique, bien au contraire, comme celui qui dessine une carte géographique, c'est d'abord un nouveau terrain, un nouveau lieu, au moins, une certaine idée de sa traduction. C'est donc une poésie.
Essayons de regarder ensemble ces lieux mais surtout ces images.
En voici une :


Que déterminer de ce lieu depuis cette image ? Pourquoi donc J.A. Fortier est venu là faire ce cadrage ? Que voulait-il nous montrer ? Sa sensibilité à l'espace, à ces éclairages, à la construction magnifique des ombres et des lumières dans un espace à la fois magnifié par le noir et blanc et un rien effrayant, carcéral, presque violent d'autant de pureté ? Ne voyons-nous pas là l'héritage d'un certain expressionnisme ? Ne voyons-nous pas Murnau surgir soudainement ? Et le silence qui nous est imposé nous oblige aussi depuis une telle photographie à une forme d'humilité voire, un peu, de peur. C'est inquiétant. On est inquiétés. On ne se sent pas vraiment à notre place car rien ne nous accueille que la succession radicale des formes éclairées aussi durement. Et le couloir étroit ne débouche que sur le crucifix qui semble bien peu rassurant finalement, ce qui est un comble. On ne sait pas vraiment ce qui nous attend derrière chacune de ces portes et on a peu l'envie de le savoir.
Pourtant nous savons tout : Monastère des Bénédictines, Notre-Dame du Calvaire, J. Philippe, architecte. Et donc aussi J.A. Fortier, le photographe. Qu'ont-ils pensé l'un de l'autre, le photographe et l'architecte de leur travail respectif ? On ne le saura sans doute jamais.

Et que direz-vous d'être avec moi ici :


Encore un couloir vide, un virage, le palier d'un ascenseur. Tout est tenu dans cette teinte chaude, presque orange. La composition de l'image est tellement solide qu'il m'arrive encore de la tenir à l'envers, plafond au sol, sol au plafond. Qui ne pense pas immédiatement à Shining devant une telle carte postale ? Qui pour en ignorer la puissance psychologique, l'inquiétude qui monte d'un tel espace aussi cerné, aussi plein ?
Et pourquoi donc devrions-nous avoir peur ? Parce que nous y sommes seuls ? Parce que rien n'est ouvert, rien ne nous projette dans un autre espace ?
Remarquez comme le photographe est bas ! Regardez notre horizon qui est presque exactement à la hauteur des poignées de porte ! Devinez-vous pourquoi donc le photographe accorde ainsi une place si particulière au sol ?
Et bien nous avons la réponse !
Au dos de cette carte postale du Passy Plaza, on nous indique que les boiseries des paliers et la moquette en laine furent spécialement conçues pour ce Passy Plaza. Mais que devons-nous  faire d'une telle information ? Pourquoi donc en faire une image ? Qui pour avoir la nécessité, par une correspondance, de signaler cette particularité à un destinataire ?
Une certaine idée du luxe ? Mais le luxe ce n'est pas le luxe si on vous le fait remarquer, si on le pointe ainsi...
Et pourquoi une image, une photographie ayant comme objectif de partager une particularité produit ainsi un certain doute, un certain frisson inexplicable ? Pourquoi ce mal-être devant de la moquette et des boiseries ?
C'est là une certaine idée de la métaphysique. Aucune raison : toutes les peurs.
La carte postale n'affiche ni nom d'architecte, ni de photographe, même pas d'éditeur. Mystère. Frissons.



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