Dans une collection comme la mienne, il est parfois difficile de se décider de ce que l'on doit écrire car les sujets eux-mêmes semblent trop complexes pour un article si court sur un blog. Et les jugements définitifs sur une construction occultent parfois une œuvre plus forte, plus riche, voire bavarde, d'un architecte n'ayant justement pas voulu choisir.
Nous remercierons donc l'entreprise Bouygues d'avoir été en cette matinée, celle qui me fit faire cette découverte. J'étais en train de me dire que je possédais deux expressions bien différentes de cette entreprise dans ma collection de cartes postales quand surgit le nom de l'architecte Kevin Roche.
J'avoue que je n'avais pour ma part jamais entendu ce nom d'architecte. Pourtant dans un classeur Boring Postcard (ce qui en dit déjà long de mon intérêt pour l'architecture concernée) était bien rangée cette carte:
Je n'en aime rien. Rien. Ni la blancheur immaculée, ni les formes éculées de la fausse serre géante, ni les pauvres plantes vertes soulignant les épais escaliers. Lourd, trop gras, d'un esprit de centre commercial au mauvais goût spectaculaire, le verso de cette carte, ajoutant le nom de Bouygues suffisait à me dégoûter de cette architecture grandiloquente.
Nous sommes à l'intérieur du "Challenger" (ne riez pas...) à Saint-Quentin-en-Yvelines, siège social du groupe Bouygues. Ce siège social est bien l'œuvre de Kevin Roche, architecte prolixe et relâché, qui, comme pour s'excuser de retourner sa veste stylistique, chanta toute sa vie qu'il ne fallait pas s'enfermer dans un genre. Le post-modernisme au service d'une architecture de merde. Car ce gros bébé que Bofill aurait pu dessiner mieux (c'est peu dire) est une grosse merde. Tout y sent le désir de communication, la boursouflure de l'image de soi du commanditaire, sorte de Versailles raté en béton, ce siège social est un machin immonde dont le commanditaire pourrait être Ceaucescu, Staline, le Prince Charles ou Mickael Jackson. Tout est une sorte de condensé du mauvais goût, celui justement de trop vouloir en dire, de trop vouloir en faire. On connaît ce phénomène quand l'architecte écoute trop les désirs de son commanditaire qui ne rêve pas d'architecture mais veut forcer le respect des références en jetant dans la construction toutes les images de ses rêveries. N'est pas Louis II de Bavière qui veut, ni Walt Disney d'ailleurs. Ne me reste que l'espoir que Kevin Roche ait dessiné ce monstre avec, si ce n'est de l'humour (se moquant de ce gout) avec cynisme et opportunité en prenant le chèque et en reprenant vite son avion en riant à gorge déployée de sa forfaiture. Oui, il y a certainement de l'humour dans ce "Challenger".
On notera que cette carte postale provient directement de la communication d'entreprise du Groupe Bouygues mais qu'elle oublie de nommer l'architecte. Sursaut de fierté de ce dernier ?
Mais on pourrait aussi remercier Bouygues pour un autre objet qui fut au centre d'un scandale prouvant que être grand patron de la télévision ou grand patron de la construction n'autorise pas forcément à une ouverture d'esprit et à l'humour sur soi.
Voyez ce bel objet éditorial :
J'ai toujours aimé cette carte postale, cette fois rangée dans le classeur génie civil. Je dis bien que j'aime cette carte postale ce qui ne veut pas dire que j'en aime l'objet représenté, en l'occurence, le pont de l'Ile de Ré dont on sait maintenant à quoi il a servi : une catastrophe culturelle. Mais l'éditeur Marcou ici fait un beau travail de cadrage, donnant presque l'illusion que les courbes de ce pont puissent être esthétiques. J'aime aussi que mon œil touche le béton et la coulure qui court, figée, me ravit. L'image est bien construite, certainement d'ailleurs comme le pont. Monsieur Marcou aime donc les courbes, Rappelez-vous.
Au dos de cette carte postale, Monsieur Marcou nous indique bien que c'est Bouygues qui, entre 1987 et 1988 construisit ce pont de 2926 mètres. 2926 mètres de béton bien coulé, ça en fait des brouettes. Mais ceux de ma génération se souviennent donc aussi que c'est bien ce pont et l'émission qui lui était consacrée qui créa le scandale du renvoi du journaliste Michel Polac, victime collatérale d'un dessin de Wiaz dont je vous donne ici l'image.
Alors, il n'y a rien à conclure de tout cela, de tous ces bonds de mon esprit. Il n'y a que la preuve que nous construisons entre les images les liens propres à notre culture, à notre histoire. Et l'absurde architecture de ce "Challenger", sa laideur hurlante auront eu le mérite de m'avoir fait découvrir un architecte à l'œuvre opportuniste, parfois solide, parfois baroque devenu une star. Et l'histoire passera, comme passent les vacanciers sur le pont de l'Ile de Ré, trop lourdement, trop peu respectueusement, tueurs aussi de paradis.
Et je n'oublie pas que mon forfait de téléphone, je l'ai pris chez Bouygues, mais je ne peux décemment pas vous dire ici pourquoi. Il y a certaines architectures qui sont puissantes à vos désirs. Aucune éthique, je vous dis.
Dans mes archives je trouve quelques réalisations de Kevin Roche avant qu'il ne bascule du côté obscur. C'est l'Architecture d'Aujourd'hui qui régale et nous montre deux superbes projets américains de Kevin Roche. Sensualité, affirmation des volumes, clarté de la structure, tout y est superbe et bien loin de Francis. J'en suis certain maintenant, en voyant ce que l'architecte a produit, il s'est foutu de la gueule du maçon.
Ford Foundation, K. Roche, J. Dinkeloo, photo de Erza Stoller :
Knights of Columbus Headquarters Building, New Heaven, sans doute l'un des chefs-d'œuvre de Kevin Roche et John Dinkeloo :
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