samedi 3 mars 2018

Premier paysage de l'anthropocène


Tout est parfait.
Pareil à l'attendu.
Comme nous aimons croire que cela est suspendu.
L'immeuble étant inachevé, il laisse croire à son avancement infini, sans limite, sans retenue. Rien ne lui résistera car on prépare la terre pour le recevoir et le chemin de grue, comme le train à la conquête du Far West, semble ne vouloir faire aucune concession au paysage. Faut que ça passe.
Le photographe P. Roung, photographe de Nancy, a été pris d'impatience. Ne voyant pas comment il pourrait attendre la fin du chantier, il vient là, un jour ordinaire de son avancement. Le Haut-du-Lièvre de Bernard Zehrfuss n'est pas terminé certes, mais le sera-t-il un jour si on en croit sa longueur qu'une machine autonome vient nourrir quotidiennement ? Je crois bien qu'à ce moment de la construction, ils devaient être nombreux ceux qui crurent en son infinitude. On admire le cadrage mettant bien bord à bord la longueur et l'orthogonalité. La terre battue au centre est d'une sauvagerie superbe, la caillasse retournée depuis peu jouant avec la perfection de la grille de la façade. Au bout, frêle, presque invisible alors même qu'elle est le point du chute du regard, la grue se laisse deviner, petite araignée de métal ayant construit une toile de béton.
Le Haut-du-Lièvre de Zehrfuss ne doit pas être négligé, ne doit pas être dénoncé, il doit être aimé comme on aime aujourd'hui les bastides, les villages fortifiés. C'est un point d'orgue d'une certaine architecture, d'un mode d'urbanisme dont notre époque ne doit plus juger les errements mais accepter les particularités et les défauts, une ville entière, belle, spectaculaire, puissante, arrogante dont il faut témoigner. Une merveille comme l'est la Licorne.
Ce mur habité, cette falaise construite est un monument. Videz-le si vous voulez, insultez-le aussi si vous croyez que cela est nécessaire et que cela vous arrange mais reconnaissez que sa présence est maintenant bien plus géologique qu'urbanistique. C'est l'une des premières concrétions de l'anthropocène, un récif parfait, et oui, maintenant le Haut-du-Lièvre est un Patrimoine Naturel, une barrière non pas de corail, mais de béton.








Je trouve par hasard sur un vide-grenier, un livre de témoignages sur ce bâtiment de Zehrfuss. Ce livre s'intitule Les miroirs du lièvre, il fut écrit en 2000 par Chantal Montellier. Il rassemble, comme c'est souvent le cas pour ce genre d'ouvrage, des paroles d'habitants de tous âges, venus là, ayant habité là ou ayant été plus actifs. L'ouvrage évoque bien ce que l'on entend souvent sur ce genre littéraire, à la fois la dépression de ceux qui y vivent qui s'oppose un peu, beaucoup parfois, aux souvenirs joyeux des primo-arrivants. Il faudrait trouver un nom à ce genre littéraire sur les Grands Ensembles tellement on reconnaît immédiatement son style. On y trouve toujours l'animateur qui continue la lutte sociale et qui veut tenir son monde, l'instituteur pris par la modernité et la jeunesse et  qui évoque les joies du cosmopolitisme, les anciens qui regrettent les voisins partis, ceux qui ont pu partir justement et ceux qui sont encore là, espérant, dans une nostalgie à la fois ancrée et rêvée qu'un certain âge d'or revienne. On ajoute la lucidité des enfants devenus adultes et ceux actuels (an 2000) pour qui, simplement c'est leur maison, leur village, leur géographie.
Il faudrait 18 ans après aller revoir.
De ce livre que je vous conseille vivement de lire si vous voulez sentir le Haut-du-Lièvre, je n'ai conservé pour l'instant qu'un seul texte. Je choisis celui-ci car il donne à voir et comprendre comment deux icônes, la Maison de Jean Prouvé et l'architecture de Bernard Zehrfuss ont pu se côtoyer et comment, toutes deux furent comprises. Et c'est très étonnant...
On sait aussi aujourd'hui comment parfois ce type de pratique cathartique vient avant la casse, la destruction, la réhabilitation comme pour inventer un monument mémoriel, une excuse à l'éradication d'un monde. Donnez-leur la parole une dernière fois. Ils ne pourront pas dire qu'on ne les a pas écoutés. Et puis... Boum !
Les artistes contemporains du rez-de-chaussée, les écrivains de la proximité qui recueillent la parole, les photographes qui viennent en safari sous la houlette (protection) d'un animateur de quartier, tous, forment souvent la horde compassionnelle au moment de la curée. Comme si la parole devait toujours naître de l'extérieur, d'un catalyseur cultivé bombardé en neutralité humaniste, à l'écoute, toujours, toujours... à l'écoute... disent-ils.
Faut-il s'en plaindre ?
Faut-il penser qu'au moins, c'est déjà ça ?

Les miroirs du lièvre
Chantal Montellier et les habitants du Haut-du-Lièvre,
édition Forum, isbn-2-9514218-2-6


















































































































3 commentaires:

  1. Bonjour David , encore un article intéressant à lire .. je tente de te joindre une photo " en face de chez moi "
    sandrine " de la gravure "

    RépondreSupprimer
  2. je lis en ce moment " sarcellopolis" de Marc Bernard . je ne sais pas envoyer de photo dans ce bazar ...

    RépondreSupprimer
  3. LECLERCQ URBANISTE5 mars 2018 à 08:24

    Alain Sarfati a mené une réhabilitation sur les abodrs il y a quelques années...

    RépondreSupprimer