samedi 30 janvier 2016
le juste
Jean-Michel Lestrade s'était pourtant promis de ne jamais revenir là, à Drancy, au pied des gratte-ciel de Marcel Lods et de Eugène Beaudouin.
Il y était venu plusieurs fois et pour des raisons bien différentes. La première fois pour y regarder la construction toute neuve, promise à un avenir radieux, celui d'une intelligence de la préfabrication, d'une générosité spatiale voulant lutter avec les armes de l'époque contre le mal-logement. Il y avait là, dans le dressement noble des tours, dans les barres à leur pied, un dessin net et franc, une rationalité portée d'une manière poétique car, pour l'époque, futuriste et aussi, étonnante, hors-norme, dégagée de la boue, de l'humide, du sombre, de l'enfumé.
Jean-Michel en avait admiré l'audace, la soudaineté, preuve qu'une politique du logement pouvait trouver parfois une politique de la construction et donc, pour ce cas aussi, une politique de l'architecture. Cette dernière au service d'une émancipation.
Mais l'Histoire marqua les gratte-ciel de la honte et la seconde fois que Jean-Michel était venu à Drancy, c'était pour apporter des vêtements et de la nourriture à son ami Amir Baraq prisonnier dans ce camp qu'était devenue cette cité après la rafle du Vel' d'hiv'. Devenue... à son corps défendant, car, aujourd'hui, il est de bon ton d'accuser cette architecture et, pire, d'accuser les architectes d'avoir réalisé une œuvre propice à cette utilisation. Ce simplisme de point de vue mettait toujours Jean-Michel en colère.
Jean-Michel se revoyait alors, devant la grille, faisant la conversation avec le gardien pour tenter de l'amadouer et de l'autoriser à faire passer un colis pour son camarade de promotion. Dans une boîte en carton il avait mis une demi-tablette de chocolat, une chemise propre, un paquet de tabac, des pommes, un exemplaire du premier volume de À la recherche du temps perdu de Proust. Bien des années plus tard, après la guerre, Jean-Michel et son ami s'aperçurent de l'incongruité de ce choix et ils en rirent tous les deux. Ils le purent, eux. Son ami eut une chance inouïe, Jean-Michel réussit avec de faux papiers à le faire sortir. L'histoire est longue. L'ami réussit à fuir et à se réfugier en Amérique Latine, au Brésil.
De retour en France après 16 ans, c'est cet ami qui convainquit Jean-Michel de revenir voir les gratte-ciel de Drancy. Il n'eut pas le courage de lui refuser. Maintenant transformés en casernement de la Gendarmerie Mobile de la 1ère Légion TER, la cité était tout de même difficile à regarder. Que faire d'un mur imprégné de souffrance ? Comment lui redonner une neutralité ? Le fallait-il ?
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- Jean-Michel ? Jean-Michel ! Monsieur Lestrade !
- Ah ! on se retrouve !
- Oui, comment allez-vous, René, depuis notre dernière rencontre ?
- Très bien et vous ? J'ai vu que St-Joseph monte rapidement vers le ciel !
- Oui ! Et je vais vous y emmemer mais d'abord on doit retrouver votre ami. Normalement le débarquement est prévu à 17h30 mais il peut y avoir du retard, avec la mer, on ne sait jamais... J'ai demandé au guichet de la gare maritime, normalement votre ami sera à l'heure !
- C'est gentil de l'accueillir et de me recevoir par la même occasion.
- Oh mais de rien ! Tenez ! Regardez ! Le paquebot arrive ! On a encore du temps avant qu'il accoste et que le débarquement commence. Un café ?
- Oui !
Les deux hommes prirent le temps de raconter leur vie. La petite fille arrivée le mois dernier chez René Fernez, la différence entre éducation des filles et des garçons. Jean-Michel raconta le sauvetage de Amir Baraq à René Fernez puis ils reprirent un café pour combler un silence. René Fernez parla de Corbu et Jean-Michel de Nervi. Chacun disait son admiration et surtout se retrouvait sur la structure comme élément de base. Les mains faisaient des gestes dans les airs pour évoquer là une poutre maîtresse, ici un porte-à-faux, là l'épaisseur d'une coque de béton. Et il était maintenant temps de voir l'arrivée des passagers.
Fernez ne put rien dire. Il vit deux hommes se jeter dans les bras, se serrer si fort, se reconnaître mutuellement. Jean-Michel venait de retrouver Amir Baraq. Ils mirent plusieurs minutes avant même de pouvoir se dire bonjour. Ils étaient passés de corps d'adolescents chétifs traversant l'Occupation à ceux de deux hommes qui se voyaient maintenant et qui se regardaient de haut en bas, de la distance de leurs bras tendus enlacés. Derrière Amir, une jeune femme se tenait à distance.
- C'est, c'est, c'est ma femme Jean-Michel, c'est ma femme. Affirma, à bout de souffle Amir Baraq.
- Eh bien, tu pourrais me prévenir et puis surtout me présenter !
- Leandra, Monsieur Lestrade, je m'appelle Leandra et ça c'est pour vous, dit la jeune femme avec un joli accent.
Elle tendit alors un petit paquet ficelé que Jean-Michel s'empressa d'ouvrir. Il reconnut
immédiatement le volume de Proust qu'il avait offert à Amir au camp de Drancy.
- J'espère au moins que tu l'as lu !
- 16 fois exactement mon Jean-Michel ! Une fois par an depuis que tu me l'as donné ! Et tu sais, le plus étrange, c'est que je n'ai jamais lu les autres volumes ! reprit Amir tout joyeux de son coup.
Sans ajouter un mot, sortant de la poche de son imper un sac en papier, Jean-Michel sortit le volume 2 de À la recherche du temps perdu et le tendit à Amir.
Aucun nouveau mot ne fut prononcé, les autres passagers de la gare maritime purent voir ainsi le spectacle étrange d'un couple formé de deux hommes en imperméable, se serrant dans les bras, tenant chacun un livre de Proust dans le dos de l'autre.
Par odre d'apparition :
Drancy, Les gratte-Ciel-Gendarmerie Mobile-1ère Légion TER, éditions d'Art Raymon.
le Havre, Avenue Foch et Porte Océane, éditions Bellevues, expédiée en 1958.
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Dans un article du Fogaro du 31 mai 2014, Béatrice de Rochebouët commente de façon étonnante une photo de Cité de la Muette "avec ses cinq tours censée être un nouveau mode d'habitation et reconvertie en camp de détention de plus de 70 000 juifs déportés." Que vient faire ce commentaire ? Les études de cette cité ont débuté en 1931. La 'journaliste' voudrait-elle faire porter la responsabilité de cette affectation sinistre aux architectes. A noter que le chantier s'arrête en 1935 et que les bâtiments seront affectés temporairement aux gardes mobiles...
RépondreSupprimerMerci pour ce beau texte.
RépondreSupprimerJe me souviens de ces gratte-ciel qui étaient dans ma ligne de mire lorsque je rêvassais, dans la classe où j'étais élève. Peut-être était-ce à l 'école Paul Vaillant Couturier, Bobigny. Je devais avoir 8 ou 9 ans et à cette époque, l'horizon était suffisamment dégagé pour nous permettre de voir relativement loin.
Chaque fois que je voyais ces tours un sentiment de tristesse inexpliqué m'envahissait. Je ne crois pas que quiconque m'avait parlé du camp de Drancy, c'est bien plus tard que j'en appris l'existence. Ça devait être l'étrange silhouette de ces cinq tours , toujours grises, encore plus les jours de mauvais temps. Alignées comme des mégalithes aux arêtes déchiquetées.
Quel beau texte !
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