samedi 25 août 2018

Mon chez moi est une machine à habiter

Les chiens ne font pas des chats et si je suis un collectionneur invétéré, mon frère Christophe tient bien de la famille !
Dans sa collecte effrénée de revues et de vieux papiers, il sait souvent me procurer des pépites dont j'ignorais même l'existence.
Alors que mes amis Pascal et Évelyne m'envoient une carte postale de leur visite estivale de la Cité Frugès à Pessac de Le Corbuiser, mon frère lui, m'apporte cette revue :



Et c'est bien rare !
Dès la couverture, on trouve le terme de machine à habiter !
La revue est datée de 1926. C'est une revue pour les femmes... C'est à dire pour les aider à rationaliser leur rôle supposé au sein du foyer. Tous les articles dans cette revue parlent de l'Art Ménager, de l'organisation de la maison, et tout est responsabilité féminine. Il est aisé aujourd'hui d'en rire ou de s'en offusquer mais si on regarde mieux, si on lit les articles, si on va un peu au-delà du climat de l'époque, on note un vrai et beau progressisme qui est l'objet de cette revue qui essaie de simplifier la vie domestique, si ce n'est de totalement s'en libérer (femme ou pas !)
La preuve de cette attitude très ouverte et moderne est bien cet article très complet de cinq pages très illustrées ! L'article est écrit par Paulette Bernège qui est la créatrice de cette revue et dont la fiche Wikipédia (oui) nous permet de bien saisir les désirs de modernité. Et son article sur la machine à habiter prouve cet enthousiasme dans la vie moderne ! (Elle travaillera même avec Marcel Gascoin). Il y a même en fin d'article un lyrisme certain, Paulette Bernège semblant trouver à la Cité Frugès de Pessac un exemple dont le rationalisme de l'architecture et du mode de vie comble son esprit. La journaliste laisse aussi la parole à Le Corbusier et le cite souvent, même plus loin dans la revue, hors de l'article, dans un bas de page !
On notera aussi la grande présence des photographies qui sont malheureusement peu créditées, sauf celle appartenant à la "Petite Gironde", ce qui indique qu'il y a eu là aussi un article. La photographie un peu floue aurait bien pu être prise du train par la journaliste. Mais il s'agit d'un vrai article, prenant position, soutenu par une iconographie forte et didactique et surtout émanant d'une personnalité attachante. Il s'agit d'un vrai document sur la réception de l'œuvre de Le Corbusier dans les milieux féminins et progressistes. Il faut donc le prendre en compte.
Je vais vous laisser le lire.




Voici la carte postale envoyée par mes amis. Il s'agit d'une édition récente reprenant un cliché de la Fondation Le Corbusier. La carte postale nous précise qu'il s'agit d'une "maison isolée bombardée". Cela reste mystérieux. Aurait-elle disparu ? On devine derrière la maison la voie de chemin de fer par laquelle Madame Bernège découvre la Cité Frugès. On comprend alors son émotion et son étonnement devant autant de beauté bien ordonnée. On notera que, pour l'instant, je n'ai toujours pas trouvé de cartes postales éditées à l'époque de la réception de cette Cité Frugès, ce qui reste étonnant, vu l'impact de sa construction et son originalité et vu aussi le nombre d'habitants. Sans doute que son histoire un peu mouvementée est à l'origine de ce manque. Mais soyons attentifs, il me tombera bien dans les mains, un jour, une carte postale.
Vous pouvez relire cet article :
https://archipostalecarte.blogspot.com/2016/09/le-corbusier-en-carton.html

Parce que je découvre ce texte hier en lisant le passionnant livre* de Anne Lambrichs sur Joseph Vago, je ne peux m'empêcher de vous le donner à lire ! Vous verrez que cette notion de machine à habiter y est perçue avec un humour teinté de sarcasme que Joseph Vago sait distiller tranquillement. D'ailleurs nous reviendrons sur Joseph Vago et son regard sur Corbu. C'est rafraichissant...



Me reste à remercier très vivement Pascal et Évelyne Jahouel pour ce bel envoi et je remercie mon frère Christophe pour ses trouvailles si généreusement partagées.
Bonne lecture.
(cet article aura surement comme fonction également d'équilibrer un peu le précédent :-) 
* Joseph Vago, un architecte hongrois dans la tourmente européenne
Anne Lambrichs
AAM éditions, 2003 


































































































































































































































































































vendredi 17 août 2018

Very hard Design

Il y a parfois des croisements étranges.
Dans le même temps, j'apprends l'existence du livre  We Don’t Embroider Cushions Here de Augustine et Joséphine Rockebrune qui tente de répertorier dans les vidéos porno la présence de la fameuse icône LC4 de Le Corbusier et Charlotte Perriand et je trouve ces deux cartes postales :



Depuis mon ordinateur, je vois votre surprise...
Il s'agit bien de cartes postales, éditées par Art Unlimited Amsterdam et datées, l'une de 1984 et l'autre de 1983. Du moins les clichés sont-ils ainsi datés. La différence de date et d'édition pourrait bien justifier que l'une soit cadrée de blanc et pas l'autre.
On est évidemment dans une série artistique, c'est bien le placement commercial de cet éditeur que l'on trouve souvent chez les collectionneurs d'images.
Comment pourrait-il en être autrement, on imagine mal un musée ou un éditeur de meubles (quoique...) faire la promotion de leur travail par ce type d'images.
Et le photographe ?
Il est bien connu, il s'agit de Paul Huf, grand photographe, qui possède même un prix de photographie à son nom ! On y reconnaît sa pratique du studio, d'une photographie très pro, très travaillée ou rien n'est vraiment laissé... au hasard ! Les deux clichés portent le même titre Hommage à Le Corbusier. On note d'ailleurs une faute sur le titre de 1983 puisque l'éditeur a fait du nom de l'architecte un Lecorbusier en un seul mot.
Bien entendu ce qui fonde notre curiosité à nous amateurs et amatrices de Le Corbusier c'est la projection de son mobilier dans une ambiance très sexy, à la limite de la pornographie même si, ici, il s'agit bien plus d'une coquetterie petite bourgeoise affligeante de signes érotiques convenus : le cuir, les cuissardes, les talons-aiguilles, et l'abandon du modèle regardant droit dans les yeux le photographe qui dirige. En ce sens le livre We Don’t Embroider Cushions Here est bien plus intéressant car il laisse monter l'acte pornographique à sa place. Paul Huf fait un hommage, autrement dit, il joue clairement avec sa référence, s'amusant de notre étonnement. L'esthétisation petite bourgeoise, bien chic, bien proprette devant apporter un argument artistique à cette mascarade du corps libéré et de l'érotisme de studio. Il est difficile d'ailleurs depuis ces deux photographies de Paul Huf de comprendre ce qu'il a voulu faire travailler de la LC4 de Le Corbusier. Les deux poses mettent la tête à la place des pieds, sans doute que ce bouleversement de la fonction est pour le photographe l'ultime marque d'un geste artistique. Je dois avouer que j'aime assez la position allongée, la jambe incroyablement longue du modèle (qui reste anonyme évidemment) souligne d'une certaine façon les courbes du LC4. Rien ici ne semble vouloir s'amuser plus clairement des possibilités ergonomiques du LC4, démontrant sa mobilité ou son confort. Les poses sont athlétiques, acrobatiques, bien à l'envers du fonctionnalisme du siège qui devient, de fait, un accessoire sans vérité, un signe culturel dont le photographe s'empare, espère-t-il, en toute complicité avec les regardeurs. Cet univers sadomasochiste propret aux signes éculés ne parvient pourtant pas à choquer, intriguer ou... à nous apprendre quelque chose sur cette icône du Design fonctionnaliste. Ce qui reste surprenant, c'est notre surprise à surprendre ce mobilier dans un tel usage d'image, comme un adolescent pris en flagrant délit dans sa chambre à quelque pratique solitaire.

La LC4 aurait donc une vie sexuelle.

En quelque sorte, ici la LC4 n'est plus dans son rôle et n'arrive pas non plus à atteindre le statut de sex-toy actif et activé. Elle reste comme une projection d'un monde vers un autre, un imaginaire un peu écourté.
Pourrait-on d'ailleurs affirmer que la LC4, dans son désir d'être un objet absolument fonctionnel, (machine à s'asseoir) peut être rapprochée d'un pur point de vue conceptuel à certains accessoires érotiques ayant la même fonction : porter et soutenir le corps ?
Peut-on finalement faire ce collage ?


On note d'ailleurs que la balancelle SM dans ses choix de matériaux (cuir, acier, tubes métalliques) envoie les mêmes signes que la LC4 de Le Corbusier. Dans la transparence des objets, le vide ayant une importance essentielle, les deux assises sont bien jumelles. Elles affirment leur fonction, nous disent d'emblée leur mode d'emploi : appui-tête pour la LC4, sangles pour la balancelle.
Les références à la mécanique, à une esthétique industrielle ont pour les deux sœurs le même rôle, mettre en avant la fonction et donc la position. Même si cela constitue maintenant une esthétique sadomasochiste, celle d'un hygiénisme (univers médical aussi), les deux objets ont tout de même des histoires bien différentes. Il est pourtant compréhensible que la LC4 ait pu glisser en quelque sorte de son univers historique et iconique vers un autre tant la proximité radicale à la fonction est proche. On peut aussi dire que la propagande de la LC4 se fait sur un corps parfaitement compris, analysé, scruté. Cela lui donne donc une ouverture érotique où l'abandon du corps permet une grande capacité à l'imaginaire, faisant de la chaise un accessoire, un partenaire. La confusion alors entre repos et abandon est possible...

L'efficacité fonctionnelle est à son comble.

Mon premier réflexe aura été de tenter à mon tour de trouver ce genre de représentations. Il faut le reconnaître, il faut avoir du temps à perdre car il n'est pas si simple de deviner dans les milliers de photographies et de vidéos la présence d'une LC4 de Corbu.
Je tombe (enfin...) sur une vidéo :























La LC4 est bien seule dans se décor vide, sans aucun autre mobilier. L'accessoiriste a donc volontairement meublé cette soupente avec la fameuse chaise, lui laissant toute la vedette. Je m'étonne une fois encore du bien peu d'attentions aux particularités de la chaise et de son utilisation ici assez banale et peu imaginative pour un tel objet, je pourrais en dire tout autant de l'utilisation de la femme, littéralement accessoirisée, comme l'extension d'une icône du mobilier, femme devenue un sex-toy. Rien là pour raconter une histoire, feindre même une fiction, rien d'attentionné ni à l'acteur d'ailleurs ni à l'actrice, une efficacité toute fonctionnaliste du film pornographique. Comme une icône piégée par sa fonction à peine perçue et comprise.

La LC4 une icône Gay ?

Je décide donc d'ouvrir mon champ de recherches aux vidéos gays. (Ce ne fut pas trop difficile)
On pourrait croire, emportés par l'idée reçue d'un certain niveau socio-culturel du monde gay et de son mode de vie que la LC4, véritable icône, serait présente fréquemment...
Déception ! Il m'aura fallu beaucoup d'abnégation pour trouver enfin un vrai film mettant en scène la LC4.


Dans cette vidéo au scénario éculé du photographe libérant son modèle, on voit d'emblée la LC4 posée dans le décor, comme une vedette de second rôle. Immédiatement, il est clair que le fond de décor du photographe exprime sa position socio-culturelle. La mode, la photographie, le corps exigent un mobilier moderne qui sera reconnu immédiatement dans les photographies de ce photographe forcément amoureux des belles choses. Nous reconnaissons donc de suite dans le scénario et le décor un univers bien déterminé qui jouera avec le regardeur, comprenant qu'il a de la chance et aussi qu'il est en territoire culturel connu. Bien entendu, rien dans les aventures à venir ne laisse de chance à la LC4 de Le Corbusier d'exprimer tout son potentiel fonctionnaliste. Elle est avant tout icône et le regardeur attend avec impatience de voir comment toutes ses capacités d'assises seront utilisées... ou Pas !
Déception là encore !
La LC4 reste une assise dont les ébats sexuels ignorent complétement toutes les capacités adaptatives, tous les jeux des positions comme son balancement possible. Tout au plus son confort normal est utilisé. Je m'amuse (et vous aussi ?) que, finalement, les positions hétérosexuelles sur la LC4  soient presque similaires aux positions homosexuelles.





La LC4 reste donc une image autant incluse dans le pseudo-scénario que dans l'imaginaire du regardeur. Même si elle active certaines positions, celles-ci restent peu originales, peu inventives ou significatives de l'importance de la mobilité de l'objet. Par contre, difficile bien entendu dans les vidéos où la LC4 est visible de déterminer s'il s'agit d'une copie ou d'un tirage par son véritable éditeur. Vous me direz qu'il faudrait être bien attentif et détourné des réalités érotiques pour prendre le temps de l'analyse des détails de l'objet en feignant d'ignorer que bien d'autres détails nous préoccupent davantage.

Mais voici que je tombe sur une pépite, non pas tant pour ce qui s'y passe, (un moment d'auto-érotisme bien joyeux et dense) que par la manière dont cette vidéo se signale aux spectateurs !





En effet, c'est bien la seule vidéo que j'ai vue affichant clairement le nom de Le Corbusier dans son titre, ne laissant aucun doute sur la connaissance dudit accessoire, sur le désir de le faire trouver dans le moteur de recherche du site par ce nom et donc consciente de la valeur ajoutée à l'acte sexuel par le mobilier de notre architecte ! On s'amuse que (oui que...) le monsieur soit obligé de se filmer un peu de trois-quart afin de bien montrer la chaise mais aussi de permettre une bonne vision sur la raison de cette vidéo. La LC4 remontant sous les jambes fabrique un creux pour les reins qui "ferme" en quelque sorte la vision sur ces parties du corps admirées, du moins dans la position idéale désirée par les créateurs de la chaise. Cela explique la jambe droite qui ne repose plus sur le siège. Ah... ergonomie quand tu nous tiens !
Je trouve encore deux autres traces de la LC4, photographiques cette fois.
Cette photographie m'amuse beaucoup car le modèle, ainsi allongé, loin de la LC4, laissée à l'arrière plan, semble nous dire qu'il est indifférent à son confort et préfère de loin le sol du studio. Je ne sais rien de la provenance de cette image, s'il est indépendante ou tirée d'une vidéo qui nous permettrait peut-être de voir la LC4 utilisée.




Je trouve une autre photographie que je crois tirée d'une vidéo. On y voit, photographié du dessus, un jeune homme pouce levé et euh...  sexe levé aussi, allongé dans une LC4. J'ai l'impression que cette fois, nous pourrions, non pas être dans un décor préparé, mais bien chez quelqu'un. En tout cas, le jeune homme a l'air d'apprécier parfaitement l'ergonomie de la chaise de Corbu, une fois encore, les jambes, (pour les mêmes raisons discutées plus haut), ne sont pas tout à fait à la bonne place :


Et les autres meubles de Le Corbusier ?

Évidemment une telle recherche passionnée et patiente, (des heures croyez-moi), nous permet de faire des découvertes inattendues qui relativisent à la fois le fétichisme particulier sur la LC4 et permet de s'amuser du rôle que l'on fait jouer à d'autres icônes du mobilier du XXème siècle. Restons avec Corbu et passons de la LC4 au LC2 sous forme de fauteuil ou de canapé. Ce modèle (en noir ou en blanc) semble même bien plus populaire chez les réalisateurs, il faut aussi dire que la fonction canapé offrant plus de place offre donc aussi des jeux à plusieurs qu'autorise forcément moins la LC4.
Je voudrais commencer avec une double surprise ! Un modèle masculin sachant s'amuser seul sur un LC2 et arborant, oui ! un magnifique T-shirt de Machine Gun Kelly dont je suis un fan. Sans doute que l'allusion sexuelle de Machine Gun offre aussi une opportunité de faire rêver le spectateur...
Regardez :






















Voilà une démonstration de comment on peut oublier le sens exact de la fonction et comment le génie imaginatif et le désir de confort permettent toujours d'interpréter des formes du mobilier. On se souvient alors de Monsieur Hulot retournant le canapé haricot dans la Villa Arpel. Il s'agit bien là d'une même adaptation et surtout d'une projection personnelle sur les possibilités de confort d'une forme pourtant imposée. On notera d'ailleurs que Monsieur Hulot lit bien dans la forme du haricot une ergonomie proche de la LC4.


Dans une autre vidéo, le canapé deux places LC2 est utilisé comme une petite salle d'attente pour des pratiques collectives dont le sens de l'histoire est d'abord une certaine idée du cosmopolitisme. Le LC2 est encore détourné, personne ne songe à s'y asseoir normalement mais l'imagination prend là aussi le pouvoir et la mollesse des coussins font tout de même leur travail. Le moelleux est bien ici invoqué pour soutenir ces corps très vigoureux et musclés.



Mais le plus souvent on est surpris par la non-utilisation du LC2 (laissé derrière les ébats) et ne semblant, une fois encore, présent que pour signifier un milieu socio-culturel. On devine donc qu'il est un signe permettant dans des appartements souvent fabriqués en studio de dire rapidement un monde, jouant donc à la mutuelle reconnaissance sociale entre le regardeur et les réalisateur.
Par exemple, dans cette vidéo, alors même que les participants ont à disposition un fauteuil LC2, ils s'agenouillent, lui tournant le dos ostensiblement. Comment peuvent-ils ignorer ainsi le confort dudit fauteuil que le réalisateur maintient pourtant de manière très appuyée dans le cadre ? Le LC2 devient par son vide comme une invitation à venir s'y asseoir, il est un témoin de la scène, presque en quelque sorte le regardeur, le voyeur et permet au spectateur de se placer là, à son tour, dans le jeu ! Le mobilier ici est celui imaginé d'un espace de bureau moderne certainement du milieu de la finance. Le plus jeune acteur, le seul en chemise, va devoir apprendre que le sérieux de sa fonction passe aussi par certaines formes de traitement des dossiers. Le décor est totalement construit, il est donc une image de ce milieu professionnel que le LC2 doit affirmer et renforcer. Sans doute que les dossiers sur les étagères sont... peu remplis...






















Dans une autre vidéo, le feu de cheminée crépite et là encore, comme descendus du fauteuil, les deux acteurs préfèrent le confort du sol. L'abandon ainsi programmé d'une icône du Design n'est pas un hasard. Jouant le même rôle que la cheminée, le LC2 est un signe érotique. Si le feu de la cheminée à lui seul suffit à évoquer un confort douillet et permissif, la mollesse abandonnée du fauteuil doit raconter que l'ardeur des ébats réussit à faire oublier l'inconfort du sol. Finalement la lascivité des corps s'émancipe du fonctionnalisme trop affirmé du fauteuil. (oui, oui )

Vous êtes encore là ? Ça vous passionne on dirait.




D'autres icônes du Design, d'autres designers

La surprise sans doute de cette exploration c'est que surgissent dans les décors et dans les usages bien d'autres icônes du mobilier du XXème siècle. J'ai même dû sélectionner seulement celles contemporaines à Le Corbusier et affichant une certaine idée du fonctionnalisme. À ce titre, la Lounge Chair des Eames est très très visible et utilisée dans les vidéos pornographiques et pour une fois, il semble bien que son design serve bien d'autres occupations que l'assise confortable. Il faut dire que la Lounge Chair, associée avec son repose-pieds, permet des combinaisons d'abandon solitaire ou de pratiques plus partagées. La Lounge Chair des Eames est aussi devenue un objet-culte, celui du psychanalyste par exemple, objet donc d'un corps qui s'oublie tant il est soutenu parfaitement, permettant à la rêverie ou à l'auto-analyse de s'effectuer pleinement. Il était donc évident que cette réalisation de la plénitude conduise immanquablement à des plaisirs du corps et du fantasme.
Commençons :



Dans cette vidéo où rien d'extraordinaire ne se passe, ce qui nous intéresse c'est bien la manière dont le corps prend possession du Lounge Chair. D'abord suivant en quelque sorte parfaitement son programme, l'acteur, perdu dans des rêveries dont on ne sait rien, nous propose une ouverture plus large de son bassin. On retrouve là la même attitude vue plus haut, nécessité du tournage qui exige une grande lisibilité. La jambe va donc migrer sur l'accoudoir. Pour ma part, bizarrement, mon œil observe la disparition du verre d'eau posé sur le meuble à l'arrière plan. Ce sera pour moi le punctum de cette image... Je vous le jure.
Dans la vidéo qui suit, pour une fois, je crois, tournée réellement chez quelqu'un, ce qui m'étonne c'est bien la version peau de vache de cette Lounge Chair. Je ne connaissais pas cette option qui fait un signe à la LC4 de Corbu. Pour ce qui est de l'action, rien de particulier, à part, une fois encore et je vous l'assure, la négligence des acteurs à prendre en considération les possibilités de cette Lounge Chair et même d'ignorer le repose-pieds pourtant si pratique et confortable.




Mais encore plus surprenant, surtout dans une vidéo montrant un trio très complice, la Lounge Chair est finalement moins utilisée que son repose-pieds qui, lui, trouve une fonction soudainement très participative et collective, comme un lieu de rencontre enfin assumé. On note dans cette vidéo la typologie du décor hyper virilisé, allant jusqu'à afficher une photographie d'une grue bien dressée. Le monde du chantier étant bien entendu un classique supposé dans l'imaginaire gay :




L'autre icône du mobilier de Charles et Ray Eames est la chaise de bureau EA 117 toujours éditée par Vitra. On la trouve fréquemment, voulant illustrée un monde technique, moderne, un peu froid, voire hight-tech, un peu loin sans doute des joies plus ludiques de corps dévêtus jouant avec la flexibilité de son dossier ou la mobilité de ses roulettes. Là encore la projection imaginaire sur ce mobilier suffit pour installer le fantasme avec peu de meubles. Par exemple, dans cette vidéo, la multitude de chaises EA 117 autour d'une table suffira à nous faire croire que nous sommes dans une entreprise et que le surgissement de l'érotisme dans ce lieu de pouvoir procure une intensité particulière. On notera aussi le sens acrobatique des acteurs sachant pour une fois utiliser la grande flexibilité de la chaise :
























Quittons Charles et Ray Eames pour un autre duo du vingtième siècle,  : Mies Van De Rohe et Lilly Reich.
Bien entendu, c'est le fameux fauteuil Barcelona qui sera l'objet de tous nos regards (tous nos regards, s'il vous plaît...)
On verra que la Barcelona, par son grand confort (sa grande largeur) permet très tranquillement de tenir les engagements solitaires sans trop d'acrobaties ou d'adaptations du corps. À la différence de la LC4, les acteurs n'ont donc pas besoin d'inventer et finalement, la Barcelona devient une complice discrète qui s'efface devant l'action. On note même certains cadrages mettant en avant par exemple l'appui des jambes et donc ce confort tranquille. La concentration auto-érotique peut donc avoir lieu sans souci. On note là aussi que la Barcelona est utilisée pour son image chic, elle est, elle aussi,  à elle seule un décor, à elle seule un signe social, une ambiance. C'est sans doute pour cela que la Barcelona est réellement très fréquemment utilisée.
Par exemple, ici l'abandon du modèle dans son travail :


On trouve ce même engagement dans cette autre vidéo, avec cette fois un exemplaire en cuir blanc de la Barcelona. On reste admiratif que rien d'autre que l'icône du Design de Mies et Lilly ne vienne jouer un rôle dans cette vidéo canadienne :



Par contre dans la vidéo suivante, le réalisateur s'est fendu d'un scénario bien connu : le psychanalyste qui laisse l'analyse se faire de manière très corporelle. Deux Barcelona deviennent donc les alliées de cette transformation. Là encore, elles servent de prétexte à ce que l'on imagine du statut social d'un épisode de psychanalyse mais au vu des poses diverses on pourrait facilement penser que les deux acteurs éprouvent la solidité des piétements en acier de la Barcelona :



Pour ceux qui seraient plus sensibles à l'espace et à l'art d'utiliser au mieux tous les possibles d'une Barcelona, je vous conseille la vidéo suivante. Vous verrez que même à trois personnes, on peut profiter largement du confort du fauteuil et de son repose-pied. Il suffit d'avoir un peu de souplesse et le désir de jouer avec les formes :


Conclusion 

Il ne faudrait pas faire de ces quelques exemples, la vérité absolue d'une présence des icônes du Design dans la production de films pornographiques. D'abord parce que, pour le faire correctement, il faudrait établir une statistique et aussi chercher plus profondément dans l'histoire du film pornographique depuis l'invention des modèles pour bien en saisir le surgissement dans de telles productions filmiques. Il faudrait aussi être certain de la conscience culturelle de cette présence par les réalisateurs. Hasard ou nécessité, ou désir.
On peut affirmer tout de même que la Barcelona est la plus présente de ces icônes dans les films gay ou hétérosexuels.
On peut dire aussi que, pour l'exemple de Le Corbusier comme pour les autres designers, le mobilier apparaît toujours comme une sorte de plus-value sociale, tirant l'imaginaire vers un monde socio-culturel aisé, jouant même de certaines catégories socio-professionnelles (psy, banque...) qui participeraient en fait à l'imaginaire érotique. Par contre, on peut l'affirmer, il ne semble pas exister à proprement parler de fétichisme du Design, aucun scénario, aucun acteur ne semblant pouvoir réaliser leurs désirs uniquement avec ce type de mobilier. De ce fait, la vidéo nommant Le Corbusier dans son titre est une exception incroyable qui prouve tout de même un certain attachement à cette particularité. Existe-t-il des films tournés dans les icônes architecturales du XXème Siècle ? Villa Savoye ou Cité Radieuse ? Sans doute que la portée érotique du passe-plat de Charlotte Perriand à Marseille a bien dû inventer quelques positions particulières. En fait, la rareté relative de ce mobilier dans nos vies fait que, naturellement, il n'apparaît pas d'évidence dans les films. Le banc en bois des vestiaires ou le mobilier de chez Ikea (le lit mezzanine en tube gris) sont bien plus présents, simplement parce qu'ils le sont plus quotidiennement.
Difficile aussi de penser qu'un mobilier de Design serait culturellement plus associé aux pratiques hétérosexuelles ou homosexuelles, même si le porno chic donne peut-être une présence plus forte aux icônes dans les films gay, les gays étant plus souvent associés (à tort) à une catégorie socio-culturelle plus aisée.
De ce point de vue, la rareté du mobilier de Design dans le porno est le signe de son relatif échec, restant un mobilier à part, appartenant à un monde à part, rare, que les pratiques sexuelles fréquentes, normales, quotidiennes et leurs fantasmes associés ne peuvent pas réellement rencontrer facilement.

Croyez-moi, je resterai sensible par abnégation professionnelle, à tous témoignages sur cette présence du Design dans la production pornographique. Je continue donc mes recherches d'images n'étant, pour ma part pas propriétaire de l'un de ces meubles, je ne peux évidemment pas vous raconter ma propre expérience...
Mais vos témoignages sont, bien entendu, les bienvenus.

Je vous remercie d'avoir tenu la lecture de cet article jusqu'au bout.
Pour info, je ne possède ni une LC4, ni le livre We Don’t Embroider Cushions Here , ni même le t-shirt de Machine Gun Kelly.
À votre bon cœur Messieurs, Dames !
David Liaudet