mercredi 28 février 2018

Archives Lestrade : pépites et pipe-line



- J'avais 20 ans.
- Mais Gilles, cette image est vraiment superbe !
- Merci.
- Je comprends ton père ! Quelle image ! C'est toi qui les as fait poser ainsi ?
-  Non ! Pas du tout ! C'était à Düsseldorf en 67, ma première année en Allemagne, j'allais rejoindre Hans, j'ai fait la photo juste après la sortie de l'école. Je me souviens de la volée de moineaux des gamins courant autour de moi dans le chantier et, d'un coup, comme s'ils avaient chacun retrouvé leur nid, ils ont tous choisi un tube, comme si chacun avait le sien d'attribué depuis longtemps. Ils avaient vu mon appareil photo et voulaient tous que je les photographie ainsi. Juin 67, je crois.
- Des travaux de quoi ? demandai-je.
- Je sais plus, David... un pipe-line je crois. J'ai pensé en revoyant cette photo qu'elle te plairait, toi qui aimes les aires de jeux.
- C'est sûr que là, je suis servi ! Heureusement qu'on fouille dans les archives de ton père et qu'on retrouve de telles pépites. Tu as toujours le négatif ?
- Oui ! Je pense. Je range tout...
-...Tout comme ton père ! Tout est classé et bien classé !
- Enfin... Sauf ça, affirma soudain Walid Riplet qui prit part à la conversation.
Sur la table, Walid étala une série de photographies qui n'avaient aucune information, aucune notation et qui étaient mélangées en vrac dans un carton bien caché. Walid avait essayé pendant quelques jours avec Jean-Jean de trouver des liens avec d'autres documents de l'Agence Lestrade mais rien ne venait préciser le lieu. Ils espéraient que je puisse les reconnaître.








































En regardant les clichés, il était facile d'y voir un chantier de construction d'un ensemble d'immeubles, bien typés. La tour était particulièrement belle, affirmée avec la finition de son toit et sa casquette. Nous avions tous l'impression que nous avions ce lieu sur le bout de la langue, le bout des yeux, tellement on y reconnaissait le genre mais rien ne permettait dans le détail de la localiser. Gilles affirma tout de suite qu'il n'avait pas fait ces photographies, qu'il ne travaillait pas encore. La qualité des tirages, leur taille et surtout les points de vue ne laissaient aucun doute. Le photographe travaillait pour le chantier, pour l'architecte ou le constructeur. Il s'agissait d'images d'archives industrielles. Mais voilà, perdus au milieu d'un hasard d'images, dans un carton aux coins humides, posé à l'arrière d'une armoire, les immeubles figés ainsi dans leur moment, dans leur état intermédiaire du chantier, ne pouvaient plus donner leur origine. Les questions restaient suspendues. Est-ce que Jean-Michel Lestrade avait participé à ce chantier ? Est-ce que l'ingénieur avait reçu ces photographies à titre de constat ou d'informations de la part d'un confrère heureux de partager son travail ? Pourquoi étaient-elles abandonnées ainsi, comme honteuses, au fond de l'Agence Lestrade ?
Mauvais souvenir ?
Walid, à genoux sur le tabouret, le corps basculé sur la grande table blanche, pointa un détail sur la façade de la tour.
- Regardez, y a déjà des rideaux aux fenêtres de cette tour !
- Ah oui... Elle était déjà livrée, reprit Jean-Jean.
- On fait quoi avec ça, David ? me demanda Gilles.
- Je vais les publier, il est possible que quelqu'un reconnaisse le lieu et de là, on aura plus de certitudes sur l'arrivée des images dans l'Agence. Je peux ?
- Oui, oui, bien sûr, me répondit Gilles.
- Et publie aussi la belle photo de Gilles, demanda Jean-Jean. Peut-être que l'un de ces enfants se reconnaîtra aussi !
Ce que nous décidâmes hier, je le fais aujourd'hui.















































dimanche 25 février 2018

Alain Bublex / Mon Amour

Je peux affirmer que Alain Bublex est l'un des artistes dont je parle le plus souvent à mes étudiants quand il est question de fiction, de narration ou d'architecture.
Je ne sais pas si cela veut forcément dire que je suis un admirateur forcené mais sans doute que cela signifie quelque chose de mon rapport à son travail. Il y a peu d'artistes dans mon panthéon personnel qui arrivent à travailler avec les utopies perdues et l'architecture car c'est difficile de maintenir sans nostalgie stupide les arguments d'une période. Il y a : Marc Hamandjian, Hansjörg Schneider, Eva Nielsen, Nicolas Moulin, Sylvain Bonniol, Louis Lepère, Thomas Dussaix et Frédéric Lefever...
D'autres que j'oublie à l'instant et donc Alain Bublex.
Regardons un exemple, une petite trace, une forme légère.


Il est aisé d'en comprendre l'humour grinçant, de jouer avec lui des signes graphiques et du décalage de son contenu comme si le signifiant avait perdu son signifié. Pourquoi donc en effet, un panneau d'autoroute signalant les beautés touristiques prendrait-il en charge l'explosion du Hard French ? Pourtant, on le sait, la fonction spectaculaire (et pas du spectacle, s'il vous plaît les Guydebordiens, passez votre chemin) de la destruction d'une barre et d'une tour est aujourd'hui assumée même si je trouve que, depuis peu, on assiste bien davantage à des grignotages qu'à des explosions, comme si le passage à l'An 2000 avait soudain réduit ce désir fulminant pour un mode plus tendre, plus doux, plus long et donc plus douloureux de la disparition de ce type de construction. Aurait-on enfin mesuré l'effet traumatique sur les anciens habitants de cette pseudo-fête que serait l'explosion d'un bâtiment jugé, souvent à tort, responsable des drames sociologiques qui s'y jouaient ?
Le silence assourdissant du grignotage prend donc la place du nuage de poussière s'élevant dans l'air.
Alain Bublex nous fait donc le coup de s'amuser de cette politique de la ville qui fait de tout, d'absolument tout, même de ce qu'elle croit être ses échecs, une image positive, cathartique voire donc maintenant pittoresque. Car c'est bien ce qu'interroge le mode de représentation de ces panneaux que nous reconnaissons tous, qui sont eux-mêmes maintenant du paysage.
Mais il s'agit aussi d'un mille-feuille de représentations. D'abord est représentée l'explosion elle-même dans ce dessin si synthétique. Puis est représenté le panneau signalétique ici repris avec tous ses codes, typos, cartouche, couleur. Puis est représentée la carte postale, elle aussi assumée comme mode de propagation reconnue tentant une fois encore de dire la surprise à une telle représentation par ce genre. On pourrait donc dire que nous avons, en une seule phrase artistique une représentation d'une barre qui explose représentée en un dessin sur un panneau d'affichage imitant un panneau d'autoroute imprimé sur une carte postale... Ouf...
Il y a peu d'exemples de cartes postales représentant directement l'explosion d'une barre ou d'une tour. Pourtant, en tant qu'événement, il aurait été aisé de se saisir de ce moment pour en produire un objet commercial suffisamment événementiel pour mériter ce souvenir. Vous pouvez en revoir un exemple ici. Il faut croire que les courbes historiques de la carte postale et du désamour des Cités n'ont pas su bien se croiser. La carte postale a pourtant aimé dans sa jeunesse historique la représentation des événements de ce type, catastrophes, accidents, explosions. Mais qui aurait envie aujourd'hui d'envoyer une carte postale de la disparition de son lieu, de son quartier alors même que la fonction de la carte postale fut bien une certaine mise en valeur, du moins une acceptation informative ? Pourquoi donc Alain Bublex n'a pas fait directement le choix d'une "vraie" carte postale représentant ce moment ? Il est clair que celle-ci ne communique pas le travail de Alain Bublex mais bien plus l'action de l'événement à son origine. Il s'agit d'une carte postale racontant l'affiche dans le cadre de la manifestation Art Grandeur Nature. Un goodie en quelque sorte.


Je sais qu'il existe d'autres cartes postales du travail d'Alain Bublex pour cette manifestation ce qui permet de saisir bien mieux son rôle communicationnel. Au regard des partenaires, il s'agit d'un travail officiel, reconnu, aimé, soutenu par les commanditaires ce qui, certainement, en appuie le cynisme, voulant contourner l'idée d'un pittoresque mérité par une sur-représentation jouant le rôle de filtre ne permettant finalement plus de comprendre la place de l'artiste dans ce moment. L'autorité politique y verra une mise en valeur événementielle (l'Art Contemporain valorise),  l'artiste et ses épigones y liront les signes d'une mise en cause de cette politique. Tout le monde y trouve sa place, sauf, peut-être, ceux qui dans le réel des fragmentations explosées, au pied de leur monde foudroyé au nom d'une politique régionale qu'ils ne maîtrisent pas, ont vu ainsi réduite par l'image, leur histoire.  À aucun moment le travail ne permet de comprendre une position volontaire sur ce genre urbain et son pseudo-échec. L'artiste en fait nous parle bien plus de la mécanique de la communication sur le Patrimoine et l'image de la ville refusant une analyse plus personnelle du lieu. Le cynisme a du sens quand il devient une poésie. Le cynisme, celui du sourire en coin duchampien a depuis longtemps fait feu, inutile, pingre, petit bourgeois même.
Je ne sais pas ce que je dois encore penser de tout cela. Me retirer finalement de ce débat ? Penser que l'Art n'a pas à assumer cette fonction ? Que l'artiste, en bien, en mal, n'arrivera jamais à faire de la politique de la ville ? Que la représentation n'est jamais juste ? Que la démocratie jubilant de son action se fait souvent aux dépens de ceux qu'elle tente de servir ? Qu'un certain Art Contemporain, cherchant ses mécènes, s'appuyant sur les collectivités locales, friandes de justifications culturelles a depuis longtemps confondu communication et expression ? Une manipulation acceptée ?
Alors comme politique et contre le cynisme je préfèrerai toujours ça :


Les éditions Yvon nous offrent la Cité Paul Verlaine et son centre commercial à la Courneuve. J'entends déjà les rires des petits intellectuels offensés par l'utilisation de Paul Verlaine pour nommer ce genre architectural et sa fonction. C'est si facile.
Je préfère penser que la poésie, même réduite à la dénomination d'une barre, passe toujours. Et pendant qu'ils rient, je regarde. Et pendant qu'ils rient, je lis la correspondance.
Mon Amour. Mon Amour....


Car il y avait de la grandeur dans ce projet de ville, il y avait de l'attention. Il y avait un projet commun, une manière de croire en l'action politique. Aujourd'hui on dénombre parait-il 50 SDF dormant dehors dans Paris. Et si on n'éclate pas de rire en écoutant ceux qui osent dire cela, on peut leur rappeler malgré tout, malgré tous les échecs de ce type de constructions, rappeler que ceux-ci ont été construits, n'ont pas été qu'une utopie, un rêve, un argument électoral. Mais bien un toit, des murs, une action sociale pour des intimités recueillies, ici, à La Courneuve, Chez Paul Verlaine, ici, oui, accueillies et aimées.
Mon Amour...

samedi 24 février 2018

Edith Commissaire est généreuse

Dans une enveloppe de papier-bulles, je reçois un paquet de cartes postales envoyées par Edith Commissaire. C'est gentil Edith. Merci beaucoup Edith !
Il convient, comme le veut l'usage, que je vous en fasse profiter, ainsi, sans trop trier, dans le hasard joyeux de leur arrivée.
Pour une fois, laissons donc les cartes postales comme cela, heureuses à leur fréquentation. Voici une petite sélection.
On commence ?
J'ai envie de commencer par celle-ci :


Nous sommes à Cholet et l'on retrouve ici la Mairie grâce à l'éditeur Combier. La carte fut envoyée en 1987. Nous sommes immédiatement séduits par le pincement de béton lavé, la massivité de l'ensemble et l'esplanade vide pourtant aménagée avec des jeux pour les enfants. On pourrait se croire à Mériadeck. Un petit retour vers cet article vous permettra de voir mieux ce superbe bâtiment de Cholet de l'architecte Francis Pierrès et aussi de voir mieux la bibliothèque au fond de la carte postale. Un très beau morceau de ville !
Puisque j'évoque Mériadeck :


Cette belle carte postale est une édition Cely par Michel Pendaries. Sait-il, Monsieur Pendaries, que le quartier Mériadeck de Bordeaux est en train de devenir le spot des aficionados des dalles et du beau béton des seventies ? Aujourd'hui The place to Be, Meriadeck, hier détesté et maintenant incontournable et c'est amplement mérité. Mais que nous montre exactement ce très solide et construit cadrage ?
Au fond, l'immeuble André Lhote, très beau, très typé qui serait de l'architecte Francisque Perrier si on en croit l'excellent et riche site Meriadeck Free. Je vous conseille d'y faire un tour ! Je n'y ai pas trouvé le nom ni l'auteur de la sculpture en bronze au premier plan... Qui a une réponse ? Vous ne trouvez pas curieux la presque homonymie entre Francis Pierrès et Francisque Perrier ? Le même architecte ?
Et au sud ?


Retrouvons La Grande Motte ! Cette carte postale des éditions Yvon nous plonge sur l'avenue de l'Europe au cœur de la ville et de ces superbes pyramides. Tout comme Mériadeck, le retournement de l'histoire de l'architecture a eu lieu et La Grande Motte est aussi devenue une étrangeté ravissante et brutale qui mérite la visite en oubliant Thalassa et ses acolytes. Il y a tellement de cartes postales de La Grande Motte que cela devient indécent ! Retournez ici par exemple !
Nous voici aux Ulis :


Il s'agit de la mairie des Ulis plus précisément. On aimera ce très beau volume marron glacé, couleur si typique de cette époque. Mais on aimera surtout la grande classe de cette construction et de sa structure de verre et de métal. C'est d'une grande rigueur, d'un chic incroyable. Châssis sur châssis, ce beau bloc tout tendu de sa couleur nous laisse rêver à son mode de fabrication. Qui aurait le nom de l'architecte de cette petite pépite de métal et de verre ?


dimanche 18 février 2018

Le Corbusier dans la main et sous le Regards

Je crois que pour bien saisir la place d'une architecture dans le monde, il suffit de voir comment les médias non spécialisés en architecture s'en emparent.
La capillarité d'une certaine presse populaire à l'événement architecturale reste bien une manière de juger de l'étonnement ou de l'action d'un bâtiment dans une population peu encline parfois à analyser les soubresauts de l'innovation architecturale.
Par exemple, je vous conseille en ce moment de regarder dans Télé 7 Jours comment ce magazine très régulièrement évoque les nouveautés en architecture, toujours du côté de l'innovation technologique ou de l'étrangeté un peu futuriste, voulant faire rêver le lecteur, un peu comme si l'architecture pouvait devenir une sorte de décor à des fictions filmiques ou télévisuelles.
Aujourd'hui je vous propose donc non pas une carte postale (qui est bien aussi traversée par cette même question) mais une double page d'une revue publiée en 1949, le 27 octobre exactement. Cette revue c'est la revue Regard, journal qui met du sel dans votre vie quotidienne, ce n'est pas moi qui le dit, c'est le journal lui-même. Tout un programme donc allant de l'actualité cinématographique ou des variétés à des analyses satyriques bien peu convaincantes de l'actualité politique. Surnommé, parait-il, le Paris-Match du pauvre, il serait surtout un journal communiste ce qui est assez évident lorsqu'on prend le temps de lire les articles. C'est déjà bon signe.
Alors quand on tombe sur cette double page, il faut savoir regarder la force des images mais aussi lire entre les lignes du texte évoquant cette future Cité Radieuse :


Cette page est une merveille !
Regardons d'abord l'habileté de la composition mêlant photographies et dessins, comment le jeu des flèches et des phylactères donne le dynamisme à la composition et comment, en si peu de place, autant d'informations nous sont offertes ! Et quelle idée géniale que cette main géante, celle d'un Gulliver, qui vient placer comme un tiroir dans son trou, l'appartement de la Cité Radieuse ! À qui appartient cette main qui est photographiée alors que la perspective de l'appartement est, elle, dessinée ?
On remarque de suite l'incroyable détail des éléments de décor, comment tout est parfaitement nommé pour prouver l'originalité de la construction de Le Corbusier. Quelle autre construction de logements collectifs a eu droit à autant de descriptions de ses particularités ? Aucune... On est à la fois dans la maison de poupée, dans la maquette d'architecture, dans ces gravures d'immeubles parisiens dont on a supprimé la façade et qui fascinaient Georges Perec au moment de la rédaction de La Vie, Mode d'emploi.
L'architecte, dans un portrait collé en haut à gauche, penche la tête comme pour regarder son œuvre. On note aussi la très belle photographie de chantier car l'immeuble n'est pas encore livré en 1949. On s'étonne finalement que l'article, avec une telle démonstration par l'image, ne soit pas si enthousiaste que cela et reste un peu en retrait face au projet. Prudence ?
On notera tout de même que Le Corbusier y est nommé comme un champion (sic!).
On aimera que l'on interpelle le lecteur en lui proposant comme signe de la qualité et l'originalité de la construction que l'habitant n'ait justement pas à en sortir ! Comme si la principale qualité d'un immeuble n'était pas tant son insertion dans l'urbain que sa fonction d'isolement de son habitant, comme un Robinson joyeux de ne pas sortir de son île, comme un passager de paquebot devant se contenter du confort des aménagements du bord. On note aussi que ce type de projection spatiale ne rend pas tellement hommage aux articulations et circulations internes de cet appartement de la Cité Radieuse. Le resserrement des pièces, les emboîtements divers surtout dans la partie supérieure produisent une confusion, le sentiment d'un habitat de placards et de recoins alors que la partie la plus proche de la main ouverte est bien plus lisible et donc désirable. Il faut donc en expliquer toutes les astuces ménagères, tous les rangements, toutes les surprises pour que cette représentation reprenne avec force sa raison d'être dans le génie de ses combinaisons, de sa modularité. Magnifique didactisme populaire...
Malheureusement l'article ne comporte aucun crédit. Nous ne saurons pas qui photographie le chantier, qui dessine ce plan, à qui est cette main, qui a fait le portrait de Corbu ni même qui a écrit ce texte.