vendredi 30 avril 2021

C'est pour quoi tu t'appelles Alvar


Dédicace : tu aurais peut-être 15 ou 19 ans, tu t’appellerais Urbain, Phileas, ou Robinson. Tu t’appellerais Sidonie, Suzanne ou Jeanne. Depuis ta chambre fermée à double tour, Claude et moi nous entendrions Hatik et Amel Bent chanter en boucle, à fond toute la journée. Ça me manque. Musique ! 




 

Je n'avais jamais osé aborder avec lui directement cette question. Et vu comment sa famille était concernée par l'architecture et marquée dans son histoire par la construction, cela allait de soi : mon ami Alvar Lestrade s'appellait Alvar pour rendre hommage à Alvar Aalto.

Dans le sous-sol de l'agence familiale, devant le numéro spécial de l'Architecture d'Aujourd'hui consacré à l’architecte finnois,  Alvar avait posé sur la table une tasse en grès rouge remplie d'un thé vert que je trouvais un peu tiède. Étrangement, j'avais peur. J'avais peur qu'un faux mouvement de ma part ou de celle de Alvar renverse le thé sur ce rare magazine et je faisais attention à poser la tasse bien loin de la publication.


- Tu t'en ai rendu compte quand ? Lui demandais-je

- ...de quoi ?

- Que tu avais le prénom d'un architecte célèbre...

- Ah ça...euh...tôt en fait. Je me souviens que lorsque j'ai appris à écrire, mon grand-père m'avait justement montré cette revue pour que je vois mon prénom écrit sur quelque chose. Tu imagines bien que j'étais le seul à porter ce prénom à l’école. Je revois le doigt de mon grand-père glissant sur la couverture et me dire "C'est pour quoi tu t'appelles Alvar."

- Et tu avais aimé ça ?

- Ba...disons qu'au moins je savais pourquoi et que j'avais des réponses à donner à mes copains quand ils me demandaient ce que c'était que ce prénom bizarre. Après...

- Après...?

- Après...je dois l'avouer, j'ai même usé du mystère et de l'exotisme de ce prénom pour briller un peu...Certains de mes copains croyaient fermement que j'étais un viking ! Quand on a 8 ou 9 ans, c'est assez chouette !

Alors que nous étions partis dans un rire commun, Jean-Jean descendit l'escalier pour nous rejoindre. Il se mêla à la conversation et, bien entendu, il connaissait cette histoire du prénom de son père et celle aussi de son propre prénom formé du doublement du prénom Jean. Un Jean pour rendre hommage à son aïeux, Jean-Michel Lestrade ingénieur en béton armé, l'autre pour rendre hommage à Jean Dubuisson, un architecte et ami de la famille comme le voulait la tradition. Je leur racontais à mon tour que je m'appelais David pour évoquer un petit garçon juif que ma mère avait connu enfant à Niort pendant l’Occupation et le silence tomba alors dans ce sous-sol éclairé d'un néon hors d'âge qui vibrait docilement.

J'avais reposé la carte postale* de cette Halle à Helsinki dessinée par Alvar Aalto à coté du magazine. Jean-Jean la prit dans ses mains et me demanda où je l'avais achetée. Je ne m'en souvenais plus mais sans doute sur un vide-grenier comme d'habitude, lui répondis-je.

-Ah...c'est beau ces volumes...reprit-il. 

Il avait raison. Difficile de ne pas être convaincu de l'exactitude du dessin de Aalto, même depuis cette modeste carte postale. 

J'aimais alors regarder comment Alvar, lui, cherchait dans la revue si par hasard il ne trouverait pas des infos sur ce bâtiment. Et en symétrie, je voyais Jean-Jean jongler avec ses doigts sur l’écran de son Xiaomi tout neuf, cherchant sur Wikipédia la fiche consacrée à cette réalisation. Deux époques, deux désirs, deux méthodes, deux générations.

Le fils et le père.

- J'ai entendu dans ta dernière chronique corbuséenne** que tu parlais d'un livre de Aalto*** ? me demanda Alvar.

- Oui, en fait c'est un recueil de textes. Pas vraiment un texte continu. Tu veux que je te le prête ?

- Oui, c'est gentil. Merci. 

- Je le lirai aussi, reprit Jean-Jean. Et je le ferai lire ou je le lirai à Walid. Ça lui plaira sûrement.


J'imaginai alors mon livre passer ainsi de main en main, de lieu en lieu, de prénom en prénom.

Faire passer les livres, voilà donc ma mission ?


Dans mon fourgon, à nouveau seul, laissant derrière moi ce fils et ce père dans le sous-sol encombré des archives de la vie professionnelle d'un grand-père, je me demandai ce qui pouvait bien constituer pour eux une transmission familiale. Un prénom, c'est toute une histoire et un espoir. Une mémoire c'est aussi assez encombrant, comme le sont ces cartons de livres, de documents accumulés dans une logique disparue avec son propriétaire, logique dans laquelle il nous faut tenter de rentrer pour ne pas s’y engloutir. Alors qui pour entrer dans ma logique un jour ? Qui fera cette effort ? Qui portera un prénom que je lui aurai choisi ? Je n'ai jamais rencontré ce petit garçon juif dont je porte le souvenir que ma mère avait de lui. Enfin si, finalement, je crois bien l'avoir rencontré.

J'aurai voulu écrire le roi des aulnes de Michel Tournier, j'aurai voulu comme Abel Tiffauges porter, à mon tour, sur mes épaules, un enfant dans le ciel.








*la carte postale est une édition Grako, sans date ni nom du très bon photographe.
**chronique 65
***La table blanche et autres textes, Alvar Aalto, éditions Parenthèses.




dimanche 25 avril 2021

faudrait-il qu'il pleuve ?



Il est aisé de vite critiquer ce genre de perfection.
Et c'est souvent cette perfection qui est dénoncée comme une forme peu convaincante du réel, tout étant mis en œuvre ici, non pas pour servir le sujet, mais l'objet qui le montre : l'idéal de ce que nous attendons d'une carte postale.
Mais personne ne se pose vraiment la question de quoi est fait cet idéal ni de qui l'a décidé et encore moins de pourquoi, finalement, on s'y reconnait.
Pour partager un lieu et y exercer le droit de s'y projeter, faudrait-il qu'il pleuve ?
Faudrait-il que les lieux soient vidés ou que, au contraire, trop sur les premiers plans, agissant comme des écrans à l'espace, des personnes viennent sur le devant de l'image cacher les perspectives et voler la vedette aux immeubles ? Ne faudrait-il faire que des cartes postales qui auraient la sagesse d'attendre, attendre que les lieux trop neufs, trop purs, soient enfin dégradés et altérés par la vie pour que la vérité vraie de ces constructions s'exprime pleinement ?
Car je sais bien que ma réjouissance esthétique, la manière dont j'aime cette image va sans doute un peu à l'encontre d'une certaine réalité d'une vie qui se déroule dans ce cadre parfait.
Le bleu semble toujours bien venu dans les cartes postales et c'est souvent le ciel qui le sert. Un bleu trop tendu, trop parfait, trop égal, celui d'un été, d'une chaleur et aussi d'une transparence. Ici, le photographe des éditions Combier a eu une chance folle que la construction d'un urbanisme un peu propret ait offert aussi celui d'un petit bassin, trop petit pour que les enfants y nagent, trop peu paysagé pour nous faire croire à une attention au jardin à la française. Un peu joyeux mais aussi, c'est vrai, un peu minable. Il a beau être couvert de carreaux de faïence du même bleu que le ciel, cela ne suffira sans doute pas à ce qu'il finisse assécher un jour, devenant une bassine vide pour crotte de chien, dépôt de papiers, laissant le rêve d'un grand ordre se retrouver seulement dans les seuls  souvenirs justement de la perfection de ce moment de grâce : une carte postale.

Quelques enfants s'amusent sous l'œil d'une grande sœur dont le pull-over rouge permet si subtilement de faire le contre-point coloré. On admire la parfaite triangulation des enfants prenant bien tout l'espace du cadre mais laissant au photographe l'espace libre sur le milieu de son image. Le regard passe au travers. Il doit être midi, les ombres restent sous le dessous des choses et n'osent s'étirer sur le sol.
On cherche l'érable qui donne son nom à cette résidence de Viry-Chatillon dont l'éditeur nous donne le nom de son architecte : M. P. Ohnenwald.
Oh l'histoire de l'Architecture aura passé sur ce nom, et les quelques historiens pointus et fouineurs des Trente Glorieuses lui trouveront bien une histoire. Mais qui se souvient vraiment de lui ? Qui pour le remercier de cet ensemble ?
Et le faut-il ?
Sans doute, oui.
Et qui osera en aimer l'architecture, dire que peut-être on y a bien vécu, qu'il serait bien possible encore de croire en un avenir, que c'est là, construit solidement, et qu'il faudrait aussi aimer cette vérité : il s'agit d'espace, d'un certain ordre et donc, oui de beauté.
La vie ordonnée mais la vie tout de même.


mercredi 14 avril 2021

Robert adore Super Rouvière



Voilà.
Voilà exactement ce qui me réjouit, me plaît, que je veux défendre.
Ces énormes machines urbaines me font rêver, me tentent, me réjouissent. 
Et l'art de la carte postale prend ici tout son sens car qui d'autre a ainsi regardé ce genre de morceau urbain avec autant d'attention et même, oui, de délicatesse ?
Pas la peine d'être un artiste contemporain en manque de typologie nostalgique pour voir comment le travail d'inventaire de la France a bel et bien déjà eu lieu.
Taisez-vos devant autant de beauté.
Taisez-vous.*
Marseille a bien d'autres atouts que sa Cité Radieuse et ici la Tour A de Super Rouvière fait le travail. On remercie de suite, sans attendre, les éditions Arts et Images (merveilleux nom) et la collection Atlani de nous mettre en face d'une telle monumentalité hardeuse et française.
Remarquez comment toute l'image tire au bleu.  Alors que nous sommes à Marseille, la lumière est égale, presque calme, sans ombre.
Et depuis quel point de vue cette photographie fut prise ? Google ne m'aide pas beaucoup... Sans doute depuis l'un des petits immeubles en face. Mais notre horizon est bien haut sur la tour.
J'aime beaucoup me demander comment les architectes avaient perçu la vision pour les appartements donnant directement sur le toit vide du centre commercial et comment ce désert gris était psychologiquement reçu par les habitants ? En profitent-ils pour passer par la fenêtre et pour occuper clandestinement cette terrasse ignorée ?
On note peu d'effort stylistique, à peine quelques arcades pour accueillir les clients du centre commercial qui sert de socle à la tour. C'est ça qui est beau. Mais Robert qui a envoyé cette carte postale ne s'en plaint pas et lisons ce qu'il dit de son expérience d'habitant :
"Nous habitons dans cet ensemble immobilier qui est absolument magnifique. Plan d'eau, jeux d'enfants, pelouse, jardin, des ombrages par les cèdres. Nous avons tout sur place, ce n'est pas la peine de descendre en ville. Cette tour a 30 étages, notre appartement se trouve au 6ème étage. Un F3 très spacieux 90m2, calme absolu. C'est essentiel, cet ensemble est habité par des fonctionnaires et des retraités, en ce qui me concerne, je ne fréquente personne."
On notera que pour Robert, il n'habite pas en ville...
On notera une étrange absence de cet ensemble dans le pourtant très complet et sérieux guide d'architecture, Marseille par Jacques Sbriglio. 
Pour bien en connaître l'histoire, je ne paraphraserai pas ceux qui savent mieux que moi :
Pour revoir un autre morceau de la Rouvière ici :

* Merci Alain.

mardi 13 avril 2021

Eddy de Pretto et son Créteil Soleil

 J'aime toujours les chansons consacrées à une ville, celles qui portent fièrement l'indication géographique. Je ne sais pas si cela a un nom. 

Ce que j'aime c'est que souvent la chanson populaire offre une véritable photographie de la ville, la donne à voir en quelques mots simples mais toujours bien sentis.

Créteil a de la chance car Jean Ferrat l'évoque dans sa superbe Ma Môme et voilà que Eddy de Pretto en fait  de même dans son dernier album. Il nous chante Créteil Soleil. On pourrait presque entre ces deux chansons, ces deux auteurs voir l'évolution de la ville entre ces deux époques. Comme l'image du Créteil de Jean Ferrat est bien différente de celle de Eddy de Pretto ! Pourtant, les deux chansons évoquent aussi un regard depuis le logement et toutes deux sont nostalgiques. Sans doute que le soleil qui a disparu dans la chanson de Eddy de Pretto est celui qui est si présent dans la petite chambre de Jean Ferrat. 

J'ai déjà l'occasion ici de vous montrer Créteil Soleil, il faut dire que pour ceux qui aiment l'architecture du siècle dernier cette ville est un spot incontournable. Je vous propose deux cartes postales nouvelles. Oh, rien d'extraordinaire non, juste l'occasion de dire à Monsieur de Pretto combien j'ai aimé son petit court-métrage en chanson, comment je m'y suis fabriqué des images. 

Voici à nouveau pour les retardataires* :




Et ici, sur ce blog, les images sont importantes et on les aime.

Je commence avec celle-ci aux éditions Raymon (merci). On y voit la ville moderne, les immeubles, le Franprix, une école que peut-être Eddy de Pretto aura fréquentée même s'il est bien jeune Eddy par rapport à cette carte postale. En a-t-il envoyées de semblables quand il était plus jeune ? Trop jeune je crois... Que pensez-vous de l'étrange typo ?



Et puis, comment passer à côté de cette merveille ?



Les aficionados de ce blog (oui il y en a) auront reconnu la préfecture du Val-de-Marne et son étang. La carte postale Hachette en HColor nous donne même le nom des architectes : Atelier d'Architecture et d'urbanisme Badani et Roux-Dorlut, architecte Daniel Badani.

Je vous laisse avec Eddy de Pretto que j'aime tant. Écoutez bien comment on peut décrire sa ville à partir d'un petit élément poétique, c'est superbe :


Et pour les plus jeunes qui ne connaîtraient pas Jean Ferrat :

mercredi 7 avril 2021

Alpha 2000

 Je surfe. De carte en carte, de boîte en boîte, dans un sentiment curieux de déjà vu, d'avoir rempli sans doute un peu ma mission qui s'achève. Quelques belles nouvelles d'hommes qui se reconnaissent sur les cartes postales publiées ou la nomination au Pritzker Price de Lacaton et Vassal pourraient me réjouir pourtant.

Que dire encore ? le Brutalisme est maintenant devenu un objet pour défilé de mode, pour safaris exotiques au risque d'en perdre l'essence-même et sa vraie histoire. On voit ainsi depuis Chadwick* que le mélange des genres est devenu la norme et même le très beau et sans doute utile SOSBrutalism n'est constitué que d'un cocktail de constructions dont finalement on ne sait plus très bien le goût original. Dois-je participer à cette confusion ?

Faut-il d'abord se dire que finalement les choses avancent ? Mais si le charme des bétons biscornus Vintage est maintenant considéré comme des spots pour Instagrameurs barbus, cela ne risque-t-il pas d'occulter les vrais combats patrimoniaux qui, eux, sont toujours aussi peu visibles. Renaudie et Gailhoustet sont menacés à Ivry. Pas grand monde pour dire quelque chose. Et ne parlons pas de l'architecture préfabriquée en béton et des futurs remodelages éco-énergétiques à venir qui effaceront ce Patrimoine, bien loin des sursauts culturels yuppies. Devrons-nous espérer que la gentrification ou un jardin participatif viendront sauver ces lieux ? 

Alors bien loin de la France, en Afrique, l'Architecture aussi pourrit doucement. Les monstres des années soixante-dix dont on ne sait à qui vraiment ils étaient adressés (sans doute à un certain esprit moderne de la Liberté post-coloniale) sont aussi en danger. Il faut regarder des séries de cartes postales pour y trouver ces monstres en belle forme dans la toute puissance de leur affirmation. Faisons-ça un moment. J'aime l'idée de quitter un peu la France de la culture, celle du dimanche après-midi avec des vélos couchés et des jongleurs sur échasses. Espérons que la France ne devienne pas une Nantes géante...

Voilà :



Il est beau non cet ensemble ? Un rien imposant. On ne comprend pas bien l'articulation de la pyramide qui sert de socle et l'implantation de la tour posée dessus. Vous aurez noté que l'ensemble de notre surprise tient au dégradé du brun chaud sur la façade censé, sans doute, exprimer une attention à l'architecture de terre africaine. Qui y croit vraiment ? Nous sommes à Abidjan, en Côte d'Ivoire devant l'ensemble Alpha 2000 dessiné par le Cabinet de Henri Chomette. Qui allait sur les terrasses herbues prendre l'air ? Je dois dire que mon œil ne peut pas s'empêcher aussi de regarder la très belle grille moderne juste derrière Alpha 2000, tour dont je ne sais rien mais qui pourrait être ailleurs, partout ailleurs qu'en Afrique. La carte est une édition La Librairie de France et le photographe est J.C. Nourault. Pas de date.

Une autre ?


Même éditeur, même photographe, nous voici à hauteur de piéton, tombant sous le charme un rien fardé de cette tour Alpha 2000. Le photographe, écrasé par la hauteur, coupe le haut de la tour mais laisse le parking surchargé prendre bien sa place. Je me demande ce qui est africain sur cette image et puis... je me demande ce que cette recherche d'africanité peut bien vouloir dire pour moi. 

Et de trois :


J.C. Nourault aurait-il pris l'avion dans la même journée car il signe encore ce cliché aérien du plateau d'Abidjan. On y retrouve notre Alpha 2000 bien entouré, pris dans un quartier moderne qui semble en mutation si on en croit les chantiers. Cette vision presque internationalisée d'une ville moderne laisse tout de même la vision d'une nature assez libre, au loin. Qu'en est-il aujourd'hui ? Notez l'étrange changement de couleur de notre Alpha 2000.

Dans un numéro de la magnifique et rare revue Le Mur vivant (1979) je trouve un article sur cet ensemble Alpha 2000. Je vous le donne à lire. Vous verrez que les attaques et les affirmations sont assez étranges et pour le moins directes. Aucune vraie critique architecturale mais un beau placement de produit post-colonial, avec affirmation d'une certaine indépendance des référents historiques. C'est malin en attendant d'être objectif...

*nommé d'ailleurs par John Waters dans son dernier livre...c'est dire que c'est devenu mainstream.