mardi 20 novembre 2018

Roland Poppensieker, Architekt par Ingo Taubhorn

Première partie :
Il y a bien longtemps, j'ai acheté ce livre aux Emmaüs :





































Menchen Mann de Ingo Taubhorn montre de nombreuses photographies, toutes en noir et blanc, d'hommes souvent nus. J'avais été touché par la simplicité des prises de vue, comme dégagées d'un érotisme homosexuel trop facile, montrant les sujets comme ils sont, sans pour autant ne pas oublier de leur donner la chance d'une beauté effective, simple, touchante.
Le livre n'ayant aucun texte en français, je ne peux que m'appuyer sur les photographies de Ingo Taubhorn pour comprendre l'objet du livre. Et parfois, ce n'est pas plus mal ainsi. J'y vois d'abord une grande familiarité avec ses sujets, une présence confiante.
Dans ce livre figure, photographié plusieurs fois, Roland Poppensieker dont, jusqu'à ce matin, je n'avais pas eu la curiosité de googliser son nom, pas plus pour lui d'ailleurs que pour les autres modèles des photographies.
Roland Poppensieker est pourtant architecte.
Deuxième Partie :


Il y a très peu de temps, pour quelques centimes, j'achète cette carte postale pliée de la mairie (Landeshaupt) de Mayence-sur-le-Rhin (Mainz am Rhein), hésitant d'ailleurs à la prendre car ce pli ne me plaisait pas.
La carte postale des éditions Metz ne donne pas beaucoup d'informations sur l'architecte de cette mairie qui pourtant porte bien joliment sa façade au-dessus des géraniums. Et j'aimais immédiatement la répétition de sa façade.


Entre la première partie et la seconde, il se trouve que le site de Roland Poppensieker va me permettre de faire une liaison puisque ce dernier a bien pensé à un projet venant se greffer sur cette mairie de Mayence,  réalisation de Arne Jabobsen et Otto Wietling. Je suis toujours surpris de me voir reconnaitre aussi vite une forme aperçue. Dans le foisonnement de mes images, j'aime imaginer des ponts, parcourir des chemins qui s'imposent gentiment. Comme si, modestement, je possédais aussi un Atlas Mnémosyne.
Ce chevauchement des documents pourtant loin les uns des autres et cette concordance soudaine me permettent de rencontrer à la fois Roland Poppensieker, Ingo Taubhorn, Arne Jacobsen et Otto Wietling. Je regarde ce jeune homme sérieux en noir et blanc dont l'évidente beauté me trouble et je saisis qu'il ne pouvait pas lui-même se douter qu'il réaliserait un tel projet sur une architecture aussi importante. Rien dans ce visage, dans ce corps ne peut bien entendu me dire que le jeune homme d'alors est architecte, aucun indice sur les photographies de Ingo Taubhorn ne me permet de le comprendre.
Bien entendu, il pose au moins une fois avec un porte-mine mais cela ne suffit pas à qualifier son métier, son désir. On trouve dans l'ouvrage deux clichés montrant Roland et Ingo se tenant la main. Ils sont tellement marqués par les années 80 que cela me transperce. Et je m'aperçois aussi que le livre est dédié à Roland. Car Roland est très beau.
Très.

On notera que Roland est l'un des plus photographiés par Ingo et que c'est l'un des rares à ne pas l'être nu. On notera que Roland fait la couverture du livre de Ingo.
Je ne peux rien déduire de tout cela, rien.
Rien sur l'architecture d'un architecte allemand né au milieu des années cinquante en tout cas. Rien déduire non plus de l'histoire de l'architecture allemande qu'il a traversée et de comment, aujourd'hui, il peut regarder ces photographies qui ont plus de trente ans. Comment juge-t-il ce jeune homme qu'il a été ? Comment juge-t-il aujourd'hui les photographies de Ingo ? Sur son site, aucune trace de ce moment.

Je me dis qu'après tout, rencontrer le travail d'un architecte peut bien aussi se faire ainsi. Par le croisement des histoires, des photographies, des désirs. Je n'ai rien d'autre à conclure que j'aime bien certains projets de Roland Poppensieker. 
Est-ce un hasard ?
Est-ce là aussi un pli ?

https://rolandpoppensieker.de/















































































mardi 13 novembre 2018

Amicalement vôtre, Le Corbusier

Dès que je vois un bar, des tabourets, un cocktail, mon éducation populaire fait immédiatement surgir le premier épisode de la série Amicalement Vôtre dans laquelle les deux personnages principaux se battent à cause du nombre d'olives que l'on doit disposer dans un Créole Crème.
"Deux olives, pour les entendre s'entrechoquer mollement ", " Mais vous allez tout de même pas séparer une paire..." restent des expressions que j'utilise encore aujourd'hui avec mes frères.
Le bonheur provenant bien évidemment de la futilité du sujet de la dispute, futilité heureuse et chic qui fondera bien plus tard l'amitié des deux personnages. J'ai gardé de Lord Brent Sinclair et de Dany Wilde l'image parfaite de la virilité, un rien misogyne (là je tousse un peu) mais surtout pleine d'humour sur soi tout en étant taquin aux autres.
Je n'ai jamais su choisir entre Brett Sinclair ou Dany Wilde, choix cornélien des discussions de cours de récré. Trop loin de l'aristocratie de Sinclair, j'en aimais la culture et les bonnes manières, je ne pouvais pas me reconnaitre dans Dany Wilde pourtant d'origine populaire car trop bagarreur et roublard. L'homme idéal doit se trouver entre les deux. (Je l'ai trouvé)
Même si... J'avais un faible pour la Ferrari de Wilde. En fait, mon modèle sera, (toujours en Ferrari), le beau Magnum surtout lorsqu'il remonte vers la plage, en maillot de bain, l'eau ruisselant sur son torse poilu.
(bref)
Pardon.
Je me ressaisis.
Donc :



Nous voici devant un bar, regardant le barman nous préparer un cocktail dont j'aurais bien de la peine à vous dire s'il s'agit d'un Créole Crème...
Personne d'autre que nous, spectateurs de l'image et photographe, n'est présent. On dirait bien que le verre sera pour nous. Mais si le titre de cet article vous aura mis sur la piste de la localisation de ce bar, il est pourtant bien trop peu original pour que nous puissions de suite l'identifier comme l'un des plus importants lieux du Vingtième Siècle. La composition du mobilier, le design du bar lui-même, les caissons de lumière au plafond, tout cela sent la modernité tranquille d'un bar de Province à la mode. Il n'a donc d'autre raison de nous être présenté que parce qu'il se situe dans la Cité Radieuse de Marseille. L'éditeur Ryner nous signale donc que l'Hôtel-Restaurant est au 280 Boulevard Michelet, dans la 3ème Rue (sic) et que le restaurant possède deux étoiles. C'est bien. Il me faudra vérifier dans le Guide Michelin. Bien entendu Monsieur Le Corbusier est nommé mais il semble évident qu'il n'est pour rien dans l'aménagement de ce bar... On sent à droite une cloison pliante étirée qui peut-être permettait de séparer la salle à manger de l'Hôtel aux heures d'ouvertures du bar. À gauche on devine des tables et des chaises avec nappes. Chaises qui semblent bien être des chaises Diamant dessinées par René-Jean Caillette.





On aimerait bien savoir comment s'appelle notre Barman qui a l'air tout jeune. On devine que la scène est construite, que tout cela est préparé mais on rêve à de multiples prises de vue et donc de multiples préparations de cocktails emmenant notre photographe et notre barman vers des dégustations répétées et... conséquentes.
Le photographe est-il alors allé se coucher ?


Tout dans ce cliché nous fait aussi signe. Comment ne pas se croire cette fois dans un James Bond ou un OSS 117 ? Placage de bois veiné sur les murs, micro-spots en liseuses, lit bas, tapis épais en poil de polyamide, chaises et fauteuil de Bertoïa et surtout rien d'autre comme pour donner de la chance à l'espace, maintenir l'unité d'une boite précieuse.
Boîte relativement petite si on regarde comment la porte du cabinet de toilette (appelée salle de bain ) vient toucher le banc de bois où poser nos valises. Je m'interroge sur le volume sombre traversant le plafond, volume peint, le révélant et construisant aussi une spatialité. Camoufle-t-il des gaines ce faux plafond ? La couleur nous manque pour en comprendre la judicieuse articulation. L'autre élément important de cette chambre de l'Hôtel de la Cité Radieuse c'est son très beau parquet. L'éditeur Ryner de cette carte postale nous informe qu'il s'agit d'une grande chambre. Ce qui est peu lisible. Le lit d'une grande beauté moderne dont la sobriété fait sens possède comme seul luxe ses matelas séparés.
La netteté de cette chambre, sa rigueur et j'oserai même son côté très strict répondent au désir de fonctionnalité et de propreté bien loin des standards encore en vogue dans les hôtels de famille de Province aux gros lits lourds, au mobilier disparate couvert de napperon, aux murs remplis de cadres et de tableautin de chasse.
Pourtant un détail... Il n'y a là pas de téléphone.
On notera (et cela fera plaisir à Laurence) que la carte postale du bar est datée par l'oblitération de la Poste de 1966 soit déjà loin de la livraison de la Cité Radieuse.
On hésite à analyser ces deux cartes postales comme exceptionnelles, comme particulières à la Cité Radieuse. Finalement à cette époque, les cartes postales d'hôtels sont fréquentes, communes et, ce qui devrait surtout nous troubler c'est que, comme pour n'importe quel hôtel de Province celui dessiné par Le Corbusier, situé entre ciel et terre au milieu de logements est photographié et diffusé par les cartes postales. Notre étonnement d'amateurs d'architecture vient bien de ce traitement anodin.
C'est une joie simple.
Mettez-moi deux olives, ici ou ailleurs.

Cliquez sur l'image pour voir  :

https://www.dailymotion.com/video/xf0rjb


lundi 5 novembre 2018

Famille, je vous hais

Est-ce que la proximité avec un lieu oblige à un regard particulier ? Est-ce que la plongée dans les images de ce lieu connu vous laisse forcément plus dubitatifs face à sa représentation ? Ou, au contraire, est-ce que cette reconnaissance est la preuve que l'on complète cette image ?






































Cette carte postale de la Tour du Puchot à Elbeuf qui se nomme vraiment Tour Anatole France j'en connais parfaitement la forme, la présence, et même en partie une certaine familiarité puisque je la fréquente depuis plus de 50 ans.
Elle représenta pour moi, comme pour de nombreux elbeuviens, l'expression de la modernité architecturale et la seule vision d'un Building de grande hauteur avant les voyages vers Paris. Construite sur l'éradication d'un très vieux quartier d'Elbeuf, tout en colombages crasseux et romantiques qui, aujourd'hui ferait frémir les amoureux du Patrimoine, elle s'y opposa de toutes ses forces de la Modernité : hauteur, matériaux (béton), hygiène, radicalité du plan d'urbanisme, image de la puissance publique.
Elle est le Hard French à elle toute seule et sans doute responsable dans la construction de mon imaginaire de ce que je peux défendre ici. La Tour du Puchot est belle de cette histoire, de sa familiarité. Elle est cette silhouette que je reconnais comme signe de mon retour à Elbeuf, toujours. Elle est pour moi, je crois, comme certains phares pour les marins, un objet architectural signifiant à lui seul l'indigène que je suis, elle est un déclencheur d'identité même si je n'ai jamais habité là, mais, finalement, habiter c'est aussi partager les ombres et les lumières des constructions dans le parcours des villes. C'est, en quelque sorte, Notre Monument.
Elle est orgueilleuse, volontairement hors norme et solitaire dans son échelle, ce qui devait alors pour Elbeuf et les politiques locales d'aménagement signifier ce dédain pour le vieux quartier, le désir absolu de faire passer l'Histoire, de basculer dans un nouveau monde.
Aujourd'hui, personne n'oserait ce choc. On ferait de la couture, de la broderie entre le vieux quartier du Puchot et le désir de Modernité : sociologues et urbanistes viendraient parler de mémoire, d'histoire, de capillarité...






































La Tour du Puchot est l'inverse. C'est un acte de puissance, de force dans la certitude de bien faire, de donner enfin un logement et un quartier digne... Dignity, always Dignity...
Cette carte postale de la Tour du Puchot des éditions Edicap nous donne bien le nom d'un architecte : Monsieur Caplain.
On ne retrouve ce nom que sur peu de sites.
C'est tout, c'est déjà bien. Je poursuis donc cette piste.
Ne trouvant pas dans ma bibliothèque l'exemplaire de l'Architecture d'Aujourd'hui de 1949, je demande à Jean-Jean Lestrade de fouiller dans le Fonds de l'Agence Lestrade.
Et voilà !*
L'article très complet sur le Laboratoire de Recherches de la Sidérurgie à Saint-Germain-en Laye nous permet de retrouver Monsieur Caplain qui apparaît comme collaborateur de René Coulon (autre grand nom de l'architecture) et aussi de découvrir que Jean Prouvé a réalisé là l'un de ses plus beaux chantiers ! Jean Prouvé y aura conçu les charpentes mais aussi certaines huisseries et cloisons intérieures. Un must.
Tirer les fils de l'Histoire me passionne...
La revue ayant été éditée avant la fin du chantier, elle ne comporte pas d'image de l'ensemble de ce centre de Recherches, immense d'ailleurs ! Je ne vous donne donc que ce qui concerne Jean Prouvé. Par contre, on y voit au début, une somptueuse publicité pour la Société Dindeleux (qui a les archives de cette société ?) nous montrant la charpente de Jean Prouvé et les réalisations de Dindeleux. Magnifique image !









































Je ne trouve pas grand chose sur Olivier Caplain, il reste assez invisible sur le net. C'est dommage. Si vous avez des infos, merci de partager que nous puissions suivre cet architecte un peu mieux car il semble avoir tout de même bien participé à ce Mouvement Moderne.
En cherchant des information sur cette Tour, je tombe sur cet article :
https://actu.fr/normandie/elbeuf_76231/la-tour-du-puchot-va-etre-detruite-elle-penche_10538690.html
Je vous conseille de bien le lire et de rire avec moi car...Voyez par vous-même !
Je vous propose une carte postale bien étonnante pour poursuivre sur cette Tour du Puchot.

























Étonnante carte postale car elle nous permet d'abord de voir la Tour inachevée, en plein chantier, la grue y est encore attachée. Mais c'est le verso qui laisse pantois puisqu'il s'agit d'une carte postale militante pour le retrait des troupes américaines du Vietnam. Regardez :



Difficile d'en connaître l'origine exacte et qui, à Elbeuf, pouvait croire qu'ainsi, ce type d'agit-prop pouvait réellement agir ? Comment cette carte postale d'une vue d'Elbeuf a-t-elle été distribuée et diffusée et combien furent envoyées au Président Johnson ? C'est en tout cas un document rare ramassant les préoccupations de l'actualité et celle de l'image. Je ne cesse d'être étonné par les cartes postales.
Je vais utiliser les cartes postales pour m'éloigner d'Elbeuf, mêlant un désir profond de le faire dans le réel et la nécessité de montrer cette Tour du Puchot dans son environnement. La première est une édition Combier, l'autre plus éloignée encore est une édition Artaud Frères.
La Seine alors se courbe contre les angles droits du quartier. La langueur de son écoulement me laisse nostalgique et un peu écœuré aussi. Car si Elbeuf est pour moi d'une grande familiarité, mon désir d'émancipation m'a toujours conduit à croire que je devais m'en éloigner. Comment disait André Gide déjà ?
Ah oui : "Famille, je vous hais."

*Merci à Jean-Jean Lestrade pour les scans de la revue et la recherche.