Dédicace : tu aurais peut-être 15 ou 19 ans, tu t’appellerais Urbain, Phileas, ou Robinson. Tu t’appellerais Sidonie, Suzanne ou Jeanne. Depuis ta chambre fermée à double tour, Claude et moi nous entendrions Hatik et Amel Bent chanter en boucle, à fond toute la journée. Ça me manque. Musique !
Je n'avais jamais osé aborder avec lui directement cette question. Et vu comment sa famille était concernée par l'architecture et marquée dans son histoire par la construction, cela allait de soi : mon ami Alvar Lestrade s'appellait Alvar pour rendre hommage à Alvar Aalto.
Dans le sous-sol de l'agence familiale, devant le numéro spécial de l'Architecture d'Aujourd'hui consacré à l’architecte finnois, Alvar avait posé sur la table une tasse en grès rouge remplie d'un thé vert que je trouvais un peu tiède. Étrangement, j'avais peur. J'avais peur qu'un faux mouvement de ma part ou de celle de Alvar renverse le thé sur ce rare magazine et je faisais attention à poser la tasse bien loin de la publication.
- Tu t'en ai rendu compte quand ? Lui demandais-je
- ...de quoi ?
- Que tu avais le prénom d'un architecte célèbre...
- Ah ça...euh...tôt en fait. Je me souviens que lorsque j'ai appris à écrire, mon grand-père m'avait justement montré cette revue pour que je vois mon prénom écrit sur quelque chose. Tu imagines bien que j'étais le seul à porter ce prénom à l’école. Je revois le doigt de mon grand-père glissant sur la couverture et me dire "C'est pour quoi tu t'appelles Alvar."
- Et tu avais aimé ça ?
- Ba...disons qu'au moins je savais pourquoi et que j'avais des réponses à donner à mes copains quand ils me demandaient ce que c'était que ce prénom bizarre. Après...
- Après...?
- Après...je dois l'avouer, j'ai même usé du mystère et de l'exotisme de ce prénom pour briller un peu...Certains de mes copains croyaient fermement que j'étais un viking ! Quand on a 8 ou 9 ans, c'est assez chouette !
Alors que nous étions partis dans un rire commun, Jean-Jean descendit l'escalier pour nous rejoindre. Il se mêla à la conversation et, bien entendu, il connaissait cette histoire du prénom de son père et celle aussi de son propre prénom formé du doublement du prénom Jean. Un Jean pour rendre hommage à son aïeux, Jean-Michel Lestrade ingénieur en béton armé, l'autre pour rendre hommage à Jean Dubuisson, un architecte et ami de la famille comme le voulait la tradition. Je leur racontais à mon tour que je m'appelais David pour évoquer un petit garçon juif que ma mère avait connu enfant à Niort pendant l’Occupation et le silence tomba alors dans ce sous-sol éclairé d'un néon hors d'âge qui vibrait docilement.
J'avais reposé la carte postale* de cette Halle à Helsinki dessinée par Alvar Aalto à coté du magazine. Jean-Jean la prit dans ses mains et me demanda où je l'avais achetée. Je ne m'en souvenais plus mais sans doute sur un vide-grenier comme d'habitude, lui répondis-je.
-Ah...c'est beau ces volumes...reprit-il.
Il avait raison. Difficile de ne pas être convaincu de l'exactitude du dessin de Aalto, même depuis cette modeste carte postale.
J'aimais alors regarder comment Alvar, lui, cherchait dans la revue si par hasard il ne trouverait pas des infos sur ce bâtiment. Et en symétrie, je voyais Jean-Jean jongler avec ses doigts sur l’écran de son Xiaomi tout neuf, cherchant sur Wikipédia la fiche consacrée à cette réalisation. Deux époques, deux désirs, deux méthodes, deux générations.
Le fils et le père.
- J'ai entendu dans ta dernière chronique corbuséenne** que tu parlais d'un livre de Aalto*** ? me demanda Alvar.
- Oui, en fait c'est un recueil de textes. Pas vraiment un texte continu. Tu veux que je te le prête ?
- Oui, c'est gentil. Merci.
- Je le lirai aussi, reprit Jean-Jean. Et je le ferai lire ou je le lirai à Walid. Ça lui plaira sûrement.
J'imaginai alors mon livre passer ainsi de main en main, de lieu en lieu, de prénom en prénom.
Faire passer les livres, voilà donc ma mission ?
Dans mon fourgon, à nouveau seul, laissant derrière moi ce fils et ce père dans le sous-sol encombré des archives de la vie professionnelle d'un grand-père, je me demandai ce qui pouvait bien constituer pour eux une transmission familiale. Un prénom, c'est toute une histoire et un espoir. Une mémoire c'est aussi assez encombrant, comme le sont ces cartons de livres, de documents accumulés dans une logique disparue avec son propriétaire, logique dans laquelle il nous faut tenter de rentrer pour ne pas s’y engloutir. Alors qui pour entrer dans ma logique un jour ? Qui fera cette effort ? Qui portera un prénom que je lui aurai choisi ? Je n'ai jamais rencontré ce petit garçon juif dont je porte le souvenir que ma mère avait de lui. Enfin si, finalement, je crois bien l'avoir rencontré.
J'aurai voulu écrire le roi des aulnes de Michel Tournier, j'aurai voulu comme Abel Tiffauges porter, à mon tour, sur mes épaules, un enfant dans le ciel.
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