mercredi 12 octobre 2016
Skidmore, Owings and Merrill and Lestrade
28 septembre 1959
Le brouhaha des rues de New York laissa place au silence total dès que l'immense et lourde porte de l'agence de Skidmore, Owings et Merrill se fut refermée sur le groupe. Il y avait déjà, dans la douceur de cette fermeture, dans le glissement serein sur les gonds de cette porte visiblement lourde, quelque chose de la puissance américaine capable de jouer avec des forces sans aucun effort apparent. Cela fit rire certains membres du groupe mais Jean-Michel Lestrade ne put s'empêcher de regarder en détail le fonctionnement des huisseries et la manière dont cette porte était installée dans sa façade. Mais déjà, la petite troupe entamait la visite au pas de charge, sous les ordres du tambourinement des talons aiguilles d'une jeune secrétaire qui servait de guide. Et ce fut l'un des plus beaux moments de la vie de Jean-Michel. Tout, absolument tout lui plaisait : du dallage brillant à la vivacité des secrétaires de direction allant d'un bureau à un autre, de l'efficacité visible et palpable à l'énergie joyeuse d'un personnel certain de ses qualités et de son rôle, tout séduisit immédiatement l'ingénieur français qui pensa soudain au petit bordel poétique mais d'un autre siècle de son bureau en France. Ici, le moindre dessinateur, la plus petite arpette étaient en costume comme s'ils allaient se rendre l'après-midi même à un rendez-vous avec la Présidence. Ici, la moindre chiure de gomme avait appris qu'elle devait d'elle-même se rendre dans la poubelle. Ici, la danse des rouleaux des calques et des bleus était réglée au millimètre par un Maître de Ballet invisible. Mais ce qui surpris encore plus Jean-Michel Lestrade c'est que cette organisation sans faille, cette discipline des personnels et des objets eux-mêmes se faisait dans une politesse, une joie de vivre et des sourires permanents. On s'arrêtait volontiers pour répondre à ces frenchies, on leur souriait, on avait plaisir à montrer son travail, à suspendre sa tâche pour tout expliquer de son rôle, chacun donnant l'impression que sans lui, cette agence ne pourrait pas tourner, chacun fier de son métier, de la charmante secrétaire traduisant dans un français parfait, au grouillot traçant des lignes ou même à l'agent d'entretien des toilettes vous servant du Yes Sir comme si vous étiez le plus important client de l'agence. Jean-Michel était comme saoul, comme pris par un vertige joyeux, comme assommé par la soudaine distance qu'il pouvait exister entre ce mode de fonctionnement et celui des agences en France. Il aima sans détour cette puissance, il aima cette organisation, il aima même l'idée de n'être finalement qu'un rouage d'une machine créative aussi parfaite. Les chiffres d'affaires, les surfaces, les hauteurs, tout était proprement vertigineux et c'est la joie qui permettait à Jean-Michel de tenir debout, de ne pas faire un malaise ou même, a contrario, de se retenir trop visiblement de jubiler. Il avait envie de courir dans les couloirs, de tout voir, de tout toucher, d'ouvrir toutes les portes. Les dessins majestueux des futures réalisations qui semblaient faits à la machine, la lumière qui baignait ces bureaux finirent de le shooter. Et, soudain, sous une vitrine, il vit la maquette d'un projet en cours de réalisation, le siège d'une compagnie d'assurances. La maquette d'une grande beauté simple savait à la fois montrer le plan masse mais aussi les détails sans tomber dans le ridicule compassé d'une miniature pour train électrique. La jeune guide prit alors une longue baguette fine pour montrer et expliquer en détail ce projet en cours de livraison à Bloomfield. Cette longue baguette qui tapotait parfois le verre de la vitrine était bien une distance professionnelle face à un objet d'étude. On ne touchait pas avec les mains. On ne faisait pas de buée sur les vitres en s'approchant de trop près. On regardait depuis cette distance l'objet comme s'il s'agissait d'un coffre à bijoux chez Tiffany. Puis, soudain, la baguette parfaitement disciplinée par la jeune femme fit un grand cercle dans les airs et vint cogner un dessin technique sur l'un des murs opposés pour signaler ici le travail des joints, là l'épaisseur du métal ou encore comment les éléments du mur-rideau venaient toucher la structure. La petite troupe ne put retenir un soupir d'admiration autant adressé au génie du travail d'ingénierie qu'à la parfaite chorégraphie de la jeune femme. On alluma frénétiquement une Lucky Strike glissée dans le magnifique étui de cuir et de métal brossé marqué du blason de l'Agence que chacun avait reçu à l'entrée en cadeau de bienvenu. Un immense cendrier de cristal taillé devant peser une tonne recevrait de manière hygiénique les cendres. Un silence se fit. Jean-Michel but son premier Coca-Cola offert sur un plateau avec une minuscule serviette comme s'il s'agissait d'une flûte de Champagne. Skidmore, Owings and Merrill serait pour Jean-Michel Lestrade le modèle à jamais rêvé pour son agence.............................
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- Gothique, oui ! C'est ça. Tu vois, je crois que rien ne vaut dans l'histoire de l'architecture ces moments où la technique sert l'architecture, où il est difficile de dire ce qui soutient l'autre. Je crois que certaines inventions techniques ont fait plus pour l'architecture que certaines idées générales de l'architecture.
- Mais Grand-Père, c'est un peu euh... ancien non le gothique ! Tu ne crois pas à notre époque ?
- Comment tu peux penser ça Alvar ? Bien sûr que si ! Tu vois et je vais sûrement te surprendre mais je trouve que, ah... Euh... Comment ils s'appellent... les italiens là.... qui ont fait Le truc Pompidou ?
- Tu veux dire Rogers et Piano pour Beaubourg ?
- Oui ! Voilà ! C'est ça et bien, Bon Dieu, quelle belle machine ! Non ?
- Euh si...
- .... tu as vu le dessin des poutres et des raccords ? Et quelle idée cette structure ! Formidable ! Voilà ce que j'aime eh bien, pense ce que tu veux, mais pour moi c'est bien plus proche du gothique, de cet esprit-là que de la soi disante Pop Culture ! Ces deux types ont offert à Paris un chef-d'œuvre ! Ça m'étonne pas que Prouvé soit dans le coup. C'est son genre ces machines. Heureusement qu'on n'a pas eu l'un de ces délires pseudo-utopistes à la con.
- Tu parles de quoi par exemple ? demanda Alvar toujours curieux des colères de son grand-père Jean-Michel.
- T'as pas vu toutes ces monstruosités au moment du concours ? Chacun faisant son petit caca sculptural et égocentrique ! Non franchement... Ouf !
- Ba moi, j'aime bien ces délires, ça parle de l'époque, celui de Parent par exemple était vachement culotté et...
- Parent ? Claude Parent ? C'était quoi déjà son projet ?
- Une pyramide creuse couverte de végétal avec une grue au sommet, Papy.
- Ah oui ! Formidable ! Si ! Comme un dessin de Lequeux ou de Boullée ! Ça au moins c'était de l'humour ! Il est marrant ce Parent avec sa théorie. La... Tu sais, la théorie des pentes...?
- ... Fonction Oblique, La Fonction Oblique, Papy.
- Oui ! Quelle drôlerie ! Mais ça marche ! J'ai vu son bunker, là, tu sais à Nevers. Ils y sont pas allés de main morte ! Les salauds ! Quelle machine ! Voilà de l'audace, bien envoyée ! Quelle gueule ça a !
- Pourtant ça ne te ressemble pas d'un point de vue technique, précisa Alvar.
- Non, sans doute reprit Jean-Michel mais les bonhommes, ils ont su faire passer ça. Et si finalement, vois-tu, d'un point de vue du béton, de sa construction même c'est une merveille cette épaisseur faite de vide, cette image forte faite de peu de matériau. Formidable !
- Tu as travaillé pour eux ?
- Pour Parent ? Non. Non. Je l'ai rencontré assez souvent mais jamais de vraies relations de travail.
- Qui tu admirais le plus à cette époque ? Pour qui tu aurais aimé travailler ?
- Oh... Personne... Pas en France... Non... J'aurais aimé tailler les crayons pour Weiskopf chez Skidmore, Owings et Merrill. Ça m'aurait suffi comme ambition. Tailler des crayons chez eux ! Ça c'était et c'est toujours des génies. Une tranquillité puissante. La seule vraie force nécessaire en architecture. Et la vache, ils avaient de sacrés beaux morceaux de secrétaires... Fallait voir ça arpenter les bureaux mon Alvar ! Les américaines... Alvar... Oh... Les américaines et leurs talons aiguilles......................................................
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2 octobre 2016
Denis avait toujours une admiration pour l'endormissement immédiat de Jean-Jean dès qu'il était couché. Lui, devait se retourner, trouver le bon angle pour son oreiller, la hauteur idéale de sa couverture avant de pouvoir trouver le sommeil. Mais surtout, il devait passer par une sorte de corridor de pensées, de réminiscences, de souvenirs récents ou plus anciens avant de sombrer. Il essayait également de se voir partir dans le sommeil, d'en avoir la conscience ce qui, certainement, ne devait pas aider ce sommeil à le saisir. Ce soir, il pensait à ces conversations des adultes riant des enfants en leur disant qu'ils verraient bien quand ils seraient parents à leur tour. Cela avait toujours troublé Denis qui, très jeune, avait bien compris d'une manière à la fois diffuse et précise que cela ne serait pas son histoire, enfin pas de la manière dont elle était évoquée par ces paroles parentales. Il se retourna et regarda Jean-Jean endormi, et il se dit qu'il aimerait tant avoir un enfant avec lui. Un mélange de lui-même et de son ami. Il savait bien que cela était impossible, il savait bien qu'il faudrait si l'occasion de leur histoire le permettait, choisir qui serait le père. Puis Denis fut outré de lui-même, d'avoir soudain ce genre de pensées. Après tout, ils étaient jeunes, lui n'avait que vingt et un ans et Jean-Jean tout juste vingt. Comment pouvait-il déjà penser à une telle chose, sa paternité ? Mais il décida de prendre cette question au sérieux, de se faire un petit film, de rêver à cette famille qu'il voulait fabriquer. Il ria même sous les draps en imaginant Jean-Jean enceint comme dans le film de Jacques Demy. Mais une fois son rire écrasé contre le drap coloré, une douleur sourde arriva du fond de son esprit, quelque chose d'incontrôlable et il se mit à sangloter. Il essaya, comme pour son rire, de l'étouffer mais c'était trop tard, Jean-Jean se retourna et se réveilla.
- Qu'est-ce que t'as ? Tu pleures ? demanda Jean-Jean un rien confus.
- Non, non, au contraire je rigole, désolé de t'avoir réveillé affirma avec aplomb Denis.
- Et je peux savoir ce qui te faire rire comme ça ?
- Rien, rien, je ne sais pas moi-même, sans doute un rêve, rien, rendors-toi.
- Putain... Fais chier Denis... dormais bien, et....
Jean-Jean n'eut pas le temps de finir sa phrase qu'il s'était rendormi.
Denis pensa à toute la mécanique, toutes les stratégies qu'il faudrait mettre en place pour fabriquer avec Jean-Jean un enfant qui aurait au moins la moitié du couple comme héritage génétique. Il repensa à un autre film qu'il avait vu où le couple gay faisait l'amour à une femme et laissait le hasard décider de quel sperme serait le plus fertile pour la mettre enceinte. Et comment choisir cette femme ? Il se voyait allant un matin faire un prélèvement, il voyait les rendez-vous, les explications délicates avec ses parents, les médecins, les images crues que cela ne manquerait pas d'évoquer dans les conversations, sa difficulté toute simple à prononcer en public le mot sperme.
Finalement, trop tourmenté, Denis se leva. Il reprit sur son bureau qui n'était bureau que parce qu'il avait attribué à cette planche ce mot, le petit dossier qu'il avait dû faire pour son devoir d'histoire de l'architecture. Il se gratta le front et coinça sa main droite sous son aisselle gauche comme il avait l'habitude de le faire. Sa main gauche feuilleta les notes et la bibliographie. Il trouva son devoir un peu trop sage et, ici ou là, il trouvait le chapitrage un peu serré. Il rouvrit même son ordinateur pour revoir sous Keynote sa conférence qu'il devait faire demain matin à l'école. Son titre s'ouvrit de suite : La beauté de la structure, esthétique de l'ingénieur et pragmatisme affairiste chez Skidmore, Owings et Merril entre 1955 et 1975.
Il se rappela son choc pour la superbe Chapelle pour l'Air Force ou pour la Tour Sears. Il avait fait toute une sélection de documents photographiques dans le fonds d'archives Lestrade. Jean-Jean l'avait beaucoup aidé. Denis m'avait fait relire son texte que j'avais trouvé un peu trop sérieux, un peu trop impersonnel mais solide, bien étayé et surtout bien documenté. Claude avait eu la gentillesse de lui corriger les fautes d'orthographe mais n'avait pas vu, tout comme Jean-Jean, Denis ou moi-même qu'il manquait un L à Merrill. Son enseignant ne le verrait pas non plus, ce qui n'étonnera personne.
Denis baîlla devant son écran. Il alla pisser. Il revint dans le lit.
Il se coucha tout contre Jean-Jean qui grommela encore, sans cette fois, se réveiller.
Il fut surpris à son tour de se réveiller d'un coup à 7h30 sans, une fois de plus, avoir pu saisir sa chute dans le sommeil.
Par ordre d'apparition :
- Photographie de Erza Stoller, l'Architecture d'Aujourd'hui, 1959, Fonds d'archives Lestrade.
- deux cartes postales des éditions K, sans date ni nom d'architecte. On notera que Erza Stoller a réalisé le cliché de la deuxième carte postale ainsi que l'ensemble des photographies de l'article paru dans l'Architecture d'Aujourd'hui, ce qui est une coïncidence un peu étonnante.
On notera que l'éditeur de cartes postales souligne que cette architecture de Skidmore, Owings et Merrill a obtenu de nombreux "Honors" dont le " Ten Buildings in Amirica's Future".
- Photographies de Erza Stoller, l'Architecture d'Aujourd'hui, 1959, Fonds d'archives Lestrade.
Merci de ne pas copier et publier sans autorisation de la Famille Lestrade.
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