Dans une époque trouble où le Brutalisme est devenu un machin en vogue qui décore des pubs de parfum, un ramassis de lieux épars que des photographes contemporains redécouvrent tous en même temps, que ce Brutalisme est devenu mainstream et s'épuise sur Instagram, il serait bon d'en reprendre les bases, de mieux saisir ce qui lui appartient en terme historique, dans sa filiation réelle. C'est peut-être un travail trop compliqué pour moi tout seul...
Voilà qu'une carte postale de ce couvent d'Eveux dessiné par Le Corbusier m'en donne un peu l'occasion. Je regarde fixement cette photographie d'un détail du couvent, je laisse mes yeux oublier mon admiration automatique comme pour re-voir ce qui se passe là vraiment de si surprenant. Une fois le lyrisme passé, celui des courbes libres, on s'aperçoit que :
Putain ! Que c'est mal fichu ce morceau ! Non mais regardez moi cette ligne bien plus faite de segments que d'une courbe bien dessinée, regardez-moi ces "canons de lumière" dont aucun n'affiche un cercle parfait ! Regardez-moi ces tuyaux si imparfaits dans leur dessin qu'on les dirait dessinés par un enfant en overdose de Nutella. Purée ! Quand même...c'est vachement bricolé en terme de dessin ! Les coffreurs ont-ils travaillé sans surveillance ? Ont-ils eu le droit à une certaine mollesse dans l'interprétation du plan du Maître ? Et comme l'épiderme du béton est en accord avec ce manque total de fermeté, on se demande quelle urgence a poussé les constructeurs à autant d'abandon d'une certaine tenue plastique. On pourrait parler d'une esthétique de la mal-façon !
J'imagine bien que le verrier qui a dessiné et posé les lucarnes a du pester contre ces formes irrégulières ! Et que fait la goutte d'eau qui glisse sur le verre quand elle arrive à la jointure avec béton ? Comment cette étanchéité a du poser là des problèmes bien sympathiques...
Oui, le Corbusier, tout en étant l'un des pères de ce genre d'écriture à la fois relâchée dans l'exécution et déterminée dans la fonction pourrait bien être le premier jalon de l'écriture brutaliste. Je ne fais qu'enfoncer une porte largement ouverte. Mais si on regardait le Couvent de la Tourette à l'aulne de la mal-façon, en cherchant partout les défauts, c'est à dire ce qui déborde et ce qui est abandonné, on pourrait s'amuser à réécrire ce couvent avec un béton bien lisse, des formes franches et nettes (j'ai envie de dire plus calculées que dessinées) des raccords invisibles entre les coulées, un banchage qui arrête de trop bavarder, des volumétries plus sèches. Je fais semblant de ne pas savoir, excusez-moi.
Mais que voulez-vous ici je m'interroge plus sur la réception des images que sur les origines de la pensée des formes qui les construisent et il est parfois possible d'y voir (littéralement) ce qui n'est plus reçu. Car cette carte postale expédiée vers un hasardeux correspondant pourrait louper sa cible et se trouver dans les mains d'un regard ne comprenant pas ici la fameuse poétique de ce qui est indicible ou...trop affirmé...
Un morceau de béton recouvert d'herbes folles, comme un bunker abandonné, reçoit sur son toit trois gros tuyaux mal fagotés qu'on dirait posés au hasard. Les maçons, ces salauds, ont coffré sans grâce et toute la peu de béton affiche les coulures, les strates, le banchage. Quel travail de cochons ! Oui, c'est bien ce que celui qui reçoit cette carte postale pourrait penser.
Comment, nous, les corbuséens avons appris (et par qui ?) que c'est bien là non pas une ruine imitée mais bien un geste bavard qui raconte son amour du frustre et du simple ? La poésie du brut ? Une certaine idée de la Vérité des matériaux ? Une éthique ? Allez...
Et ceux qui connaissent le lieu peuvent aussi se demander : mais quelle acrobatie a du faire le photographe pour voir ce moment ? Comment il a du passer son corps par dessus le parapet du toit-terrasse pour voir ainsi ce morceau. Rien là de naturel à cet angle de vision. Ce qui pourrait expliquer notre étonnement à ce dessin. Le regardeur qui visite Eveux n'est pas invité de manière naturel à voir ainsi ce détail. Il lui faut aussi, à lui, le construire et ce n'est que la photographie qui nous permet si facilement de nous laisser croire à son accessibilité. Regardez la bande fine sur la droite de la photographie : c'est l'épiderme du mur qui frotte le cadrage.
Car nous sommes aussi assez nombreux à aimer le couvent de la Tourette presque malgré nous qui pourtant, venons là en pèlerinage. Car si nous ne nous décidons pas à basculer du coté de cette vérité poétique d'un béton et d'une architecture brute, alors il pourrait bien y avoir là un bloc raide, rugueux, sévère, réche écorchant les mains qui caressent l'épiderme, brisant sous le ciel la lumière absorbée par ce gris matiériste de la bâtisse. Faut quand même en avoir envie non ? Et la rigueur morale sous-entendue dans ce moment architectural qui se veut religieux ne laisse que peu de place à une forme de tendresse émolliente certes mais aussi parfois nécessaire. Ah ! Les joies simples d'une miche de pain dans une corbeille en osier ! Ah ! le plaisir du verre d'eau bien fraiche ! Ou, caricature de la caricature, l'assiette de grès du potier du coin remplie d'une potée paysanne...cette rigueur presque zen de la satisfaction du simple.
Je ne sais plus très bien pourquoi je m'égare ainsi dans cette contemplation d'une carte postale. N'ai-je pas mieux à faire ? N'ai-je pas un monde à parcourir pour de vrai, dans le réel de mes sensations ? Pourquoi penser ainsi qu'un détail vaudrait pour un tout ? Je sais que savoir aimer cette orientation à une forme économe du Monde me donne des joies dont je sais que je les dois à le Corbusier. Là, en face de moi, dans la chambre de cette maison Phénix depuis laquelle je vous écris, se dessine sur le mur en face de moi, un trapèze parfait tracé par le soleil encore à l'Est passant par la fenêtre. Cette projection géométrique et lumineuse me fera la journée. Dans ce trapèze de lumière, sont prises au piège les ombres mouvantes des feuilles de mon cerisier. Ça danse doucement. Doucement. Je suis vivant. Merci le Corbusier.
Par ordre d'apparition :
- carte postale sans nom d'éditeur, n'est mentionné que le cliché de Mory. Pas de date.
-carte postale sans nom d'éditeur, n'est nommé que Cellard à Bron pour ce cliché aérien. on connait bien Cellard sur blog qui a produit des cartes de photographie aérienne.
On note que les deux cartes postales nous montrent un couvent dont les travaux sont tout juste finis. Vous trouverez sur ce blog, sans difficulté, de très nombreuses autres cartes de Eveux.
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