jeudi 1 juillet 2021

Rouen à l'équerre

Il est assez aisé de trouver des critiques d'architecture ou des historiennes de l'architecture qui moquent les cartes postales comme des documents trop partiaux, trop vigoureusement du côté d'un bonheur soutenu par le ciel bleu, la netteté de l'image, la joie des enfants au pied des barres ou des tours.
Pourtant, non, les cartes postales, leurs éditeurs et leurs photographes ne font pas spécialement preuve de propagande pour (ou contre aussi) ce type de constructions.
Les éditeurs envoient leurs photographes là, tout simplement parce qu'il y a du monde. On appelle ça une clientèle. 
Et c'est un monde aussi.
Ce monde désire dire là où il habite et donner depuis son chez lui des nouvelles à la famille. Il se représente par ce carton, il s'y retrouve et le ciel bleu et les enfants servent aussi ce désir. Rien là de politiquement déplacé, d'horriblement policier et rien non plus d'une servitude à la société. Il n'y pas de spectacle, il n'y a que des gens ayant besoin de cette représentation et de cette correspondance de mots et d'images. Comment disait Serge Daney déjà à propos des cartes postales ? Une image absolue.
Ainsi il est donc rare de trouver finalement de vraies cartes postales servant par leur image les causes de la construction des architectures du Hard French. Je vous en donne deux aujourd'hui, deux cartes postales de chez moi puisque nous sommes à Rouen et sa périphérie :




Le verso de la carte postale prouve bien qu'il s'agit de cartes postales ayant pour mission de promouvoir une action sociale et politique celle du Congrès National des Habitations à Loyer Modéré et celle de l'O.P.H.L.M de la Ville de Rouen. On est donc bien devant un désir d'image devant rendre compte d'une action, en prouver sa réalité, en démontrer l'action.
Comme je n'ai aucun nom d'architecte et encore moins de nom de photographe, il est difficile d'analyser les orientations de ces prises de vues d'avion mettant d'abord les objets architecturaux dans un paysage avant de les placer à hauteur de piéton ou d'usager. Ici, il faut faire "groupe" et c'est bien ce terme qui est usité pour définir ces grappes de logements : Groupe Marin le Pigny et Groupes les Sapins et Chatelet. Pas encore quartier, pas encore Z.U.P et surtout pas encore Grand Ensemble, le groupe raconte surtout une densité.
Les deux cartes postales donnent aussi une image très pure, très nette, des constructions car la distance éteint les détails et laisse d'abord poindre le plan et l'organisation des barres H.L.M entre elles et contre le reste des constructions. Le groupe Marin le Pigny fait presque un enclos se fermant sur lui-même, rectangle ouvert seulement aux coins qui restent les seules percées pour une capillarité peu désirée. On dirait une bastide enfermant les deux petites barres dans l'enclos dont les limites sont celles des barres les plus grandes. Je me méfie de mon propre vocabulaire voyant que naturellement il a tendance à ressembler à celui des militaires. Ne soyons pas pris au piège du graphisme* pour déterminer trop vite une attention politique dans ce dessin. Il s'agit sans doute bien plus d'un pragmatisme constructif que des traces d'un état policier et ou d'exclusion. J'y vois une affirmation d'une radicalité et non un trauma social dessiné à grand coups de règle.
Avez-vous remarqué comment la photographie a été tirée de manière à flouter un peu l'environnement des barres pour faire monter au centre de l'image le groupe, plus blanc, plus dur, lui donnant la chance d'être immédiatement lisible sur cette carte postale ?
Pour l'autre carte postale, celle des Hauts de Rouen, on perçoit le désir d'inscrire le nouveau quartier dans le paysage époustouflant des collines et de la cuvette de Rouen. Bien alignées en chevron ou en peigne les barres se succèdent les unes après les autres, posées avec égalité et régularité sur la crête donnant certainement l'occasion de vision panoramique aux habitants. Le bouquet de châteaux d'eau reste l'un des plus incroyables que j'ai vu, un monument à lui tout seul, gardien de béton, uniforme en livrée qui surveille comme une vigie la vie qui s'y déroule.

Ces images sont impressionnantes, puissantes. J'entends d'ici ceux qui diront glaçantes, collectivisées, organisées, orthonormées. Peut-on aimer cet ordre ? On voit aussi comment ces constructions fabriquent autour d'elles des espaces et comment la densité des logements offre des vides. Les barres toujours décalées laissent bien les ombres ne pas se porter les unes sur les autres, offrant des vis-à-vis lointains même si on ne comprend pas bien pourquoi ne pas, comme Corbu pour Alger, avoir profité de la crête pour dessiner une suite de constructions qui aurait suivi et fabriqué une topographie construite accompagnant le paysage. Rouen et son centre semblent loin et on pourrait croire que la vraie ville, celle des rues minuscules et des logements insalubres n'est pas si proche. Pourtant, Rouen est là, un peu dans le flou du haut de l'image.
Dois-je me croire obligé à une analyse socio-politique de ce genre de documents, de comment ils participent à une organisation du logement social, de comment il en est la représentation avant d'en être la réalité terrifiante d'un échec à venir ? Je laisse ça à d'autres, plus doués, plus informés, plus assis sur leur certitude. Je veux juste qu'on me laisse me repaître de ces images parfaites, dures, romantiques aussi. Comme un grand ordre, comme une civilisation perdue ou échouée. Je ne m'intéresse au bonheur des autres que quand il m'invitent à y penser avec eux et à venir chez eux voir comment ils vivent. J'aime mieux ces voix-là que celles des idéologies du spectacle et des révolutions éteintes par une voix monocorde.
J'aime mieux me tromper que de dormir dans une planque.

Vous pouvez relire ou lire ça à propos de Rouen :
sur les Hauts de Rouen :
sur Claude Parent :

* relire Bruno Vayssière et son indispensable et puissant Reconstruction-déconstruction.

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