dimanche 30 juin 2024

Le cercle de l'anarchie en ce jour

 Aux Emmaüs, j'achète un petit lot de cartes postales, heureux de voir que, enfin, les Emmaüs se décident à remettre en vente des cartes après des années de bouderie ou de ventes dites exceptionnelles qui n'avaient d'exceptionnelles que l'inflation absolument ridicule  des prix...


Dans ce lot, je suis immédiatement intéressé par cette carte postale du Bar-Tabac le chien qui fume à Elbeuf que je connais bien. Ce qui me séduit c'est bien, comme souvent, le moment presque palpable, tremblant de la reconnaissance. En effet, le surgissement en image d'un lieu dans nos mains, de sa représentation en un instant figé et dans un temps disparu reste l'un des mystères de notre joie. Je fais semblant alors de penser que ma joie vient de mon gout pour l'architecture et ici celle de la reconstruction d'Elbeuf assurée par François Herr et Marcel Lods, architectes. D'ailleurs si l'on regarde la carte postale, j'y retrouve bien ce vocabulaire de la reconstruction avec les plaques de béton préfabriquées jointées et les superbes cadres de fenêtres et de vitrines très ourlés qui viennent en sailli des plaques be béton. C'est bien-là le vocabulaire de la préfabrication de ma ville, celui qui m'habitua enfant à cette qualité de la reconstruction. Ce qui m'étonne sur cette carte postale c'est l'état de crasse et de saleté des murs alors même que le bâtiment, au moment de la prise de vue n'est pas si vieux. Mais l'atmosphère encore très largement industrielle d'Elbeuf à cette époque et les chauffages au charbon ont fait vieillir sans doute prématurément les bétons donnant à l'image une allure un peu triste. La carotte, enseigne d'un vendeur de tabac, est elle aussi bien abimée...

La couleur et la joie de cette image viennent de la présence des clients et des chaises en plastiques colorées si année 60. Mais un détail fait résonner cette image avec notre journée : le graffiti du sigle de l'anarchie si proprement fait, d'une netteté que je trouve éclairante. On imagine la colère du propriétaire du bar, on imagine aussi le mouvement du bras parfaitement déroulé pour faire un si beau cercle ! Bravo !


Tous les elbeuviens ont un souvenir de ce bar. Nous y allions acheter des cartouches de Gauloise pour notre père. Cette carte postale des éditions Kettler me touche donc tout particulièrement. Je suis chez moi. Malheureusement, tout ce qui en faisait sa particularité architecturale a disparu sous une vitrine banale ayant ruiné la belle articulation de l'angle entre la rue des Martyrs et la rue de Roanne, rue dans laquelle j'habitais enfant.


Dans le même lot, je trouve une belle carte postale du Ciné-Théâtre (le cinéma) d'Elbeuf, cinéma si important pour moi. Il fut bien dessiné par Marcel Lods mais aujourd'hui il a était agrandi avec peu de subtilité sur le devant, c'est à dire que ça a flingué la belle gestion de la transparence de l'entrée qui faisait de l'attente des spectateurs un spectacle à part entière...Comme chez Tati. La boite de verre et de métal si légère n'existe plus...Mais le cinéma a résisté à la vague des grands cinémas de zone commerciale. C'est déjà ça.

Pour revoir Marcel Lods sur ce blog :

https://archipostcard.blogspot.com/2012/11/territoire-marcel-lods.html

https://archipostalecarte.blogspot.com/search?q=Lods

Pour revoir Elbeuf :

https://archipostalecarte.blogspot.com/search?q=elbeuf

mardi 4 juin 2024

Jean Prouvé pour mon cul et pour mes coudes

 Je ne me suis jamais assis sur une chaise ou dans un fauteuil de Jean Prouvé. Et tout va bien, je vous l'assure. L'icône qu'est devenue le quincailler de génie * n'est pas à ce point importante pour qu'on ne puisse vivre sans faire l'expérience de son ergonomie même si on peut plus facilement, aujourd'hui,  faire l'expérience de son intelligence. Et encore...
Les icônes sont ainsi inventées que parfois, elles sont elles-même débordées par leur aura. On voit bien comment le marché et l'Histoire, l'une fille de l'autre, ont construit la légende Jean Prouvé en perdant ce qui en fondait sa légitimité : un design populaire, accessible, voir pauvre dans l'usage pragmatique des matériaux. L'élégance de Jean Prouvé aurait donc dû lui survivre mais voilà le chic qui se pose sur tout a donc dévoré les raisons-même de son travail. Jean Prouvé est mort deux fois en quelque sorte, surtout que, de son vivant, on ne peut pas dire que sa renommée ait pu sauver son pragmatisme. Il est donc aussi fautif de cet étrange héritage de l'exception. On parlera un jour, peut-être du rôle des ayant-droits dans cette transformation un rien tordue de l'oeuvre d'un designer du peuple (littéralement) vers un designer du chic bourgeois des sachants portant avec eux leur certitude d'avoir compris le génie d'un homme simple.
Simple.

Pour s'amuser de cette transformation morale et éthique, je vous propose de vivre au bon temps jadis, celui où une chaise sortie d'usine de Jean Prouvé ne valait pas trois ou quatre mois de SMIC mais le prix d'une chaise en métal et en bois comme tant et tant d'autres à la même époque, une chaise sur laquelle j'aurai pu m'asseoir, poser mes pieds, que j'aurai pu racler sur le sol en linoléum, taper contre un mur, griffer avec les rivets de mon jean. Bref : la vivre.


Oui, ça en fait des salons bourgeois emplis d'un seul exemplaire de cette chaise, ça en fait des stands de la FIAC équipés de l'unique chaise Prouvé pour montrer qu'on est hype !
Ici pourtant les chaises et les tables de Jean Prouvé sont à leur vraie place en quelque sorte. Dans l'usage d'une collectivité, en grand nombre, sans autre objet que l'usage que des jeunes gens vont en faire, sans savoir (ou en sachant...) ce que ce mobilier deviendra, ridiculisant ainsi l'image bourgeoise au profit de l'usage simple mais bien pensé d'un mobilier tiré en grand nombre d'exemplaires. J'imagine qu'à l'instant-même où je vais publier cette carte postale, les aficionados de tous poils tenteront leur chance en cherchant dans les caves de ce lieu si, par hasard, il ne resterait pas quelques modèles perdus pourrissant dans l'oubli naturel d'une période passée. On supporte bien de voir des chaises Mullca à la benne...pourquoi pas des Jean Prouvé ?
C'est pour cela que je vais faire un truc incroyable ici : je ne vous dirais pas où nous sommes. Certains trouveront, finalement, c'est un secret assez éventé pour les spécialistes de Jean Prouvé qui rêveront d'un tel spot ! Pour ma part, j'attends tous les corps des jeunes gens qui sont venus poser leur cul sur l'assise et leurs coudes sur le plateau de la table également de Jean Prouvé. On rêve des parties de cartes, des lectures des journaux, des prises de conscience syndicales, des devoirs en retard ou des flirts racontés aux copains...
J'avoue que j'aurai bien aimé voir la même carte postale habitée par tous ces corps montrant l'usage qui était fait alors de ce mobilier. Et la question reste entière : est-ce que les jeunes qui venaient là savaient le génie du mobilier sur lequel ils étaient assis ? Avaient-ils eu la curiosité de retourner la chaise, d'en regarder les plis du métal, les jonctions ? Pourtant, ils étaient, un peu, de la partie.
Qu'est-ce que tout cela est devenu ? Sans aucun doute, tout cela fut usé jusqu'à la corde puis, l'une après l'autre, les chaises et les tables furent jetées pour laisser place à un mobilier plus jeune, plus pop, peut-être en plastique. C'est ça la vraie histoire de Jean Prouvé que nous devrions raconter. L'usage puis l'usure puis l'édition libre de son mobilier pour lui redonner enfin son éthique : un mobilier populaire à user tous les jours sans remord, sans attention particulière. Pour mettre son cul dessus.
Vivement que les modèles de Jean Prouvé tombent dans le domaine public, c'est sa vraie place, le domaine public.

* terme utilisé par Charlotte Perriand et qui, lors d'une conférence de l'une des filles de Jean Prouvé était vu comme disqualifiante à l'égard de son père...On rigole...