Je ne me suis jamais assis sur une chaise ou dans un fauteuil de Jean Prouvé. Et tout va bien, je vous l'assure. L'icône qu'est devenue le quincailler de génie * n'est pas à ce point importante pour qu'on ne puisse vivre sans faire l'expérience de son ergonomie même si on peut plus facilement, aujourd'hui, faire l'expérience de son intelligence. Et encore...
Les icônes sont ainsi inventées que parfois, elles sont elles-même débordées par leur aura. On voit bien comment le marché et l'Histoire, l'une fille de l'autre, ont construit la légende Jean Prouvé en perdant ce qui en fondait sa légitimité : un design populaire, accessible, voir pauvre dans l'usage pragmatique des matériaux. L'élégance de Jean Prouvé aurait donc dû lui survivre mais voilà le chic qui se pose sur tout a donc dévoré les raisons-même de son travail. Jean Prouvé est mort deux fois en quelque sorte, surtout que, de son vivant, on ne peut pas dire que sa renommée ait pu sauver son pragmatisme. Il est donc aussi fautif de cet étrange héritage de l'exception. On parlera un jour, peut-être du rôle des ayant-droits dans cette transformation un rien tordue de l'oeuvre d'un designer du peuple (littéralement) vers un designer du chic bourgeois des sachants portant avec eux leur certitude d'avoir compris le génie d'un homme simple.
Simple.
Pour s'amuser de cette transformation morale et éthique, je vous propose de vivre au bon temps jadis, celui où une chaise sortie d'usine de Jean Prouvé ne valait pas trois ou quatre mois de SMIC mais le prix d'une chaise en métal et en bois comme tant et tant d'autres à la même époque, une chaise sur laquelle j'aurai pu m'asseoir, poser mes pieds, que j'aurai pu racler sur le sol en linoléum, taper contre un mur, griffer avec les rivets de mon jean. Bref : la vivre.
Oui, ça en fait des salons bourgeois emplis d'un seul exemplaire de cette chaise, ça en fait des stands de la FIAC équipés de l'unique chaise Prouvé pour montrer qu'on est hype !
Ici pourtant les chaises et les tables de Jean Prouvé sont à leur vraie place en quelque sorte. Dans l'usage d'une collectivité, en grand nombre, sans autre objet que l'usage que des jeunes gens vont en faire, sans savoir (ou en sachant...) ce que ce mobilier deviendra, ridiculisant ainsi l'image bourgeoise au profit de l'usage simple mais bien pensé d'un mobilier tiré en grand nombre d'exemplaires. J'imagine qu'à l'instant-même où je vais publier cette carte postale, les aficionados de tous poils tenteront leur chance en cherchant dans les caves de ce lieu si, par hasard, il ne resterait pas quelques modèles perdus pourrissant dans l'oubli naturel d'une période passée. On supporte bien de voir des chaises Mullca à la benne...pourquoi pas des Jean Prouvé ?
C'est pour cela que je vais faire un truc incroyable ici : je ne vous dirais pas où nous sommes. Certains trouveront, finalement, c'est un secret assez éventé pour les spécialistes de Jean Prouvé qui rêveront d'un tel spot ! Pour ma part, j'attends tous les corps des jeunes gens qui sont venus poser leur cul sur l'assise et leurs coudes sur le plateau de la table également de Jean Prouvé. On rêve des parties de cartes, des lectures des journaux, des prises de conscience syndicales, des devoirs en retard ou des flirts racontés aux copains...
J'avoue que j'aurai bien aimé voir la même carte postale habitée par tous ces corps montrant l'usage qui était fait alors de ce mobilier. Et la question reste entière : est-ce que les jeunes qui venaient là savaient le génie du mobilier sur lequel ils étaient assis ? Avaient-ils eu la curiosité de retourner la chaise, d'en regarder les plis du métal, les jonctions ? Pourtant, ils étaient, un peu, de la partie.
Qu'est-ce que tout cela est devenu ? Sans aucun doute, tout cela fut usé jusqu'à la corde puis, l'une après l'autre, les chaises et les tables furent jetées pour laisser place à un mobilier plus jeune, plus pop, peut-être en plastique. C'est ça la vraie histoire de Jean Prouvé que nous devrions raconter. L'usage puis l'usure puis l'édition libre de son mobilier pour lui redonner enfin son éthique : un mobilier populaire à user tous les jours sans remord, sans attention particulière. Pour mettre son cul dessus.
Vivement que les modèles de Jean Prouvé tombent dans le domaine public, c'est sa vraie place, le domaine public.
* terme utilisé par Charlotte Perriand et qui, lors d'une conférence de l'une des filles de Jean Prouvé était vu comme disqualifiante à l'égard de son père...On rigole...
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